Enième tentative d’adaptation de l’univers de H.P. Lovecraft, Call of Cthulhu parle-t-il bien le Profond ?
(Critique dans The Game 28, ici allongée)
La dernière production Cyanide partait avec tous les atouts en main : les règles du jeu de rôle papier Call of Cthulhu– le système BaSIC créé par Steve Perrin, parfait pour gérer des interactions immédiates -, les nouvelles de Lovecraft et, mieux, des exemples d’adaptations vidéoludiques réussies/ratées de l’œuvre du « reclus » de Providence, histoire d’éviter les pièges usuels. Les prémisses de l’aventure – les trois premières heures – laissent d’ailleurs envisager le meilleur, avec ce système d’enquête, une gestion façon Immersive Sim-lite des compétences en temps réel, ainsi que des énigmes pouvant être résolues de plusieurs manières. Et puis, vous diront certains, c’est la chute, la mutation, la transformation. Là, sous nos yeux étonnés, le jeu déjà indécis oublie toutes ses mécaniques, devient un étrange walking-simulator avec changement d’identités, des casse-têtes incompréhensibles, mal expliqués, du die & retry arraché aux années 80. Enfin, durant sa dernière heure, c’est la ligne droite, aux choix limités, et l’apparition – réussie ! – de « celui-qui-dort-depuis-trop-longtemps-à-R’lyeh-mais-on-ne-va-pas-vous-spoiler ». Oh, on le sent, certains choix opérés par le studio en toute fin de production, certaines coupes flagrantes dérivent de contraintes budgétaires ou temporelles : le jeu doit bien sortir à un moment… Alors, on tranche, on débite, on sacrifie le gras et un peu de cette viande en surplus.
Et pourtant…
Pour qui apprécie l’œuvre de Lovecraft, la dégringolade du jeu, sa structure étrange, lovecraftienne, tout en goulot d’étranglement se front fascinantes lues au travers du prisme de la perte de repères : ceux du personnage certes, mais aussi ceux du joueur. Pour ce dernier, ce sont ces mécaniques d’enquête, puis cette feuille de personnage, tous deux longuement exposés et installés durant la première partie du jeu, qui disparaissent corps et bien durant le dernier tiers de l’aventure alors que la folie gagne le héros, alors que Cyanide semble abandonner toute velléité rôlistique, pressé de finir sa mue. Cette perte de mécanique, de contrôle du joueur, on pourrait presque l’imaginer justifiée, logique, pour donner corps à cette descente en enfer où l’échéance se fait nihiliste. Oui, on pourrait, si elle-même paraissait contrôlée, si des séquences ultra scriptées et sans intérêt ludique ne venaient tenter de colmater les brèches et béances trop visibles sur le corps criblé et sanglant de la narration.
Ceux qui ont joué à l’injustement mésestimé Dark Corners of the Earth décèleront de frappantes ressemblances entre les deux titres, tant tous deux se délitent sur la fin, leur génétique devenue folle. A croire qu’il y a une malédiction Cthulhu, que tous ceux qui l’approchent généalogiquement et vidéoludiquement de trop près y brûlent leurs derniers points de santé mentale, se muent à leur tour en Profonds.
Fascinant par ses ratages, par ce qu’il hurle à tout moment -manque de moyens, reprise en main de la narration, etc.-, Call of Cthulhu enchante, étonne, déçoit, jusqu’à sa fin nihiliste, mais d’une logique lovecraftienne implacable.