Des souvenirs de Rapture

(Publication originale dans The Game n°1)

Entre souvenirs de press tour et making-of, petit retour sur un de ces grands jeux qui redéfinissent un genre : BioShock.

L’action se déroule en juillet 2006, durant le press tour BioShock. Dans l’après-midi, Ken Levine a présenté pour la première fois son jeu en live – une vidéo vient tout juste d’être montrée à l’E3 quelques semaines plus tôt. Le soir même, la presse européenne est conviée à un diner avec les principaux développeurs de l’équipe – une habitude qui s’est aujourd’hui perdue. Seul journaliste français alors dépêché sur place, je finis entouré par l’artiste (Concept et 3D) Nate Wells (passé depuis chez Naughty Dog et Giant Sparrow), le level designer Hoggarth de la Plante (responsable de Bioshock 2 chez 2K Marin) et la sound designer Emily Ridgway (désormais chez Double Fine où elle a notamment dirigé la BO de Brütal Legend). Ce que j’ai appris ce soir-là ? Que Hoggarth était un ancien pilote de ligne privée, ou que les barrissements des Big Daddy n’étaient autres que les hurlements d’Emily, passés par de multiples fibres. Et puis, alors que la conversation revient sur BioShock, une question. Ma question : « Mais chez vous, qui a eu l’idée des Big Daddy ? » Nate Wells me regarde, sourit : « Moi… Je rêve de scaphandriers. »

Une virée chez Looking Glass

BioShock n’émerge pas du néant. Que ce soit son concept, la plupart de ses idées de gameplay ou de narration, voire le rapport entre joueur, avatar et environnement, ces éléments découlent à la fois d’un jeu, System Shock (1994) et de la philosophie de développement d’un studio unique, perdu, Looking Glass (Ultima Underworld, System Shock, Thief). Fondé en 1990 par Paul Neurath, ancien d’Origin Systems – l’entreprise de Richard Garriott (Ultima)-, Looking Glass n’a d’abord qu’un seul objectif, créer un RPG en 3D temps réel, une simulation « physique » de donjon. Repéré par Garriott et Warren Spector, alors producteur chez Origin, le projet prend le nom d’Ultima Underworld (1992). L’essai est concluant. Si l’historiographie préfère aujourd’hui placer Doom comme le premier FPS, UU le devance de plusieurs mois dans cette représentation, livrant un level design bien plus travaillé, et des possibilités d’interaction largement supérieures. Reste qu’un second épisode est commandé. Mais déjà, chez certains employés, et notamment chez Doug Church (Project LMNO, depuis passé chez Valve), ancien du MIT, ou Warren Spector (Deus Ex),  il y a l’envie de créer autre chose, de faire évoluer cette représentation, et l’interaction de l’avatar à son environnement : System Shock voit le jour en 1994, mais ne s’écoule qu’à 170.000 exemplaires. Plusieurs raisons à cela. D’abord, pensé pour sortir sur CD-Rom, avec voix et bande son MIDI, System Shock est dans un premier temps vendu sur disquettes dans une version tronquée. Ensuite, malgré des critiques dithyrambiques, le jeu est considéré comme trop cryptique, comme « un truc d’ingénieurs » explique aujourd’hui Paul Neurath. Qu’importe, parmi les acheteurs de System Shock, il y a Ken Levine, alors 28 ans et consultant informatique à Wall Street – « un job qui ne me plaisait ». « Là, je vois cette annonce pour devenir designer chez Looking Glass (NdA : dans NextGen, un magazine américain). J’avais adoré les Ultima Underworld, j’étais fan de leurs jeux. Je n’avais aucune idée de ce que signifiait le terme « designer », mais je savais que je voulais créer des jeux. » Au sein de Looking Glass, Levine aux anges : après une adaptation de Star Trek – Levine a découvert le jeu vidéo avec le Star Trek de Don Daglow sur PDP-10 en 1974- qui n’aboutit pas, il travaille sur un concept, sans thème défini : un « First Person Sword Fight Simulator ». Le projet passe d’un univers à l’autre sans se fixer à une esthétique, à un monde en particulier: Dark Camelot, Better Red Than Undead, etc. Chez Looking Glass, les idées fusent, sont testées, prototypées puis très souvent jetées. Peu à peu, ce qui va devenir Thief prend néanmoins forme. Mais Levine ne le verra pas, du moins, pas chez Looking Glass, puisque suite aux mauvaises ventes de System Shock et Ultima Underworld II, le studio licencie une partie de ses équipes. Avec Jonathan Chey et Robert Fermier, deux ex-Looking Glass, il fonde alors Irrational Games en 1997.

« Shock to the System »

Retour en juillet 2006. Un peu plus tôt dans l’après midi. La visite du studio, durant laquelle Emily Ridgway nous a fait la démonstration de ses talents de vocaliste, ainsi que la présentation de BioShock par Ken Levine sont terminées depuis quelques minutes. Là, en attendant l’interview one-to-one avec le scénariste/producteur, Emily ridiculise chacun des journalistes présents à Guitar Hero en mode expert. Un attaché de presse m’appelle. J’entre dans le bureau de Levine pendant que ce dernier termine un mail. L’interview démarre aussitôt. Et rapidement, très rapidement, l’entretien dérive vers System Shock 2, inévitablement. D’abord parce qu’il s’agit du bébé de Levine, développé alors que le studio se cherchait encore en 1997. Ensuite parce que tout BioShock descend en ligne droite de System Shock 1 & 2. Arriver dans un lieu mort, détruit, après une catastrophe, massacrer des mutants ?  System Shock. Lire/écouter les journaux intimes des occupants ? System Shock encore. Cette idée de journal intime, on l’a doit à l’impulsion d’Austin Grossman, scénariste (Deus Ex, Dishonored), alors inspiré par Spoon River Anthology d’Edgar Lee Masters, un recueil de poèmes dans lequel les habitants morts d’un village narrent des instants de leur vie passée. Ce choix de design, sur System Shock, tenait de la volonté de casser le moule RPG et ses dialogues à choix qui brisent l’immersion par l’intervention de nouveaux gameplays. Sur Bioshock, déjà en 2006, Levine revenait sur ce choix pourtant éclairé « L’un des écueils de System Shock 2 tenait dans l’absence de personnages secondaires. BioShock s’éloigne de cette conception autiste du jeu vidéo. » me dit-il cet après-midi-là, tout en ayant continuer à l’exploiter. 

L’apocalypse… maintenant !

En novembre 2011, lors d’une autre interview, Levine m’expliquait sa perception du design « Pour nous, c’est simple, c’est le gameplay qui prime. Sur System Shock 2, par exemple, nous avons lié les gameplay pour qu’ils puissent se répondre l’un l’autre, l’histoire et l’univers sont arrivés après, même si nous pouvions nous reposer sur celui qui avait été créé pour le premier System Shock. Dans SS2, on incarne un soldat qui doit mettre fin aux agissements de SHODAN. Une sorte de relecture d’Apocalypse Now/Le cœur des ténèbres, avec ce voyage, ces personnages trahis, ces commanditaires. On a repris la même formule dans BioShock, où le joueur, qui apprend qu’il est un assassin à la fin, doit éliminer cet individu qui a été corrompu par le monde qu’il a créé. Apocalypse Now encore. Dans System Shock 2, comme dans BioShock, nous avons modifié plusieurs fois le scénario, son déroulement, ou l’univers, mais jamais le game design, qui était établi dès le début » Apocalypse Now, c’est l’obsession de Levine. Au point que Grégoire Gobbi, Vice Président du développement chez 2K, impliqué dans BioShock (il incarne Pierre Gobbi dans le jeu parce qu’il est le seul français que connaît Levine), voit l’opportunité d’une adaptation plus immédiate des œuvres de Conrad/Coppola, avec Spec Ops : The Line. Oui, tout est lié, tout est toujours, et forcément lié. Le premier traitement de BioShock proposé à 2K reprend d’ailleurs l’idée d’une perte de contrôle: le joueur y incarne un « déprogrammeur » – le terme plairait sans doute à Timothy Leary, le pape du LSD-, Carlos Cuello dont l’objectif est de miner les cultes religieux de l’intérieur. 

Des idées mortes

Se déroulant sur une île, ce BioShock recycle déjà grandement System Shock 2  (lieu clos, piratage de caméras, d’alarmes, de tourelles) tout en préfigurant largement la version finale (modification du génotype de l’avatar). Mais, lorsqu’on y regarde de plus près, cette proposition se veut encore plus Looking Glassienne : les mutations déshumanisent Carlos, le joueur peut influer sur l’environnement (ioniser l’air,  diminuer, augmenter l’oxygène, jouer avec la gravité ou la température, chacun de ces changements ayant un impact sur les créatures). Chris Kline, directeur technique: « Chaque pièce de BioShock pouvait être associée à une « région » de pression atmosphérique. Des machines permettaient de modifier cette pression sur bas, médium ou élevé pour chaque pièce » Non seulement la pression augmentait, mais la lumière subissait des modifications, de même que les adversaires, certains étant immunisés à certaines pressions. Problème, le système est trop compliqué à mettre en place techniquement, trop gourmand, et surtout les développeurs ne parviennent pas à trouver un moyen de rendre le concept compréhensible visuellement. L’idée est abandonnée. De même que celle d’un nav-bot à invoquer pour se diriger (liquidé, et remplacé par les classiques carte et pointeur) ou celle d’une orientation purement biomécanique (les journaux audio étaient des choses vivantes, avec des lèvres) ou insectoïde (l’écosystème n’était constitué que d’insectes avec des comportements facilement identifiables) de l’univers. Comme chez Looking Glass, c’est l’expérimentation constante qui prédomine avec ces « idées qui (confrontées au planning ou aux restrictions techniques) meurent ». On retrouve aussi, dans ce premier traitement, le concept de cité immergée sous l’île, ainsi que la scène du crash aérien, mais plus cinématographique, un cultiste s’en prenant au pilote, etc. Etonnamment, cette première mouture proposait un multijoueur asymétrique, les joueurs s’intégrant dans le solo en tant que Chrosômes et Big Daddy. De quoi rappeler le concept de The Crossing d’Arkane Studios… Arkane dont les documents leakés (vrais ou faux ?) de reprise de Prey 2 indiquent, par ailleurs, la volonté de créer un successeur spirituel à System Shock 2.   

L’avatar à part

Juste avant de quitter Irrational Games, je passe devant les affiches publicitaires imaginées pour le jeu. Je souris devant l’une d’elle qui me rappelle les publicités de crèmes de beauté au radium, vendus massivement durant les années 1920. Oui, l’ironie de l’Histoire, ses idéologies et croyances d’un moment qui s’effondrent. C’est un peu ça BioShock, une lecture ironique, à posteriori, de l’Histoire, des grands mouvements de pensées, ou des petites choses du quotidien. « Dans BioShock, on trouve des toilettes, des salles de bains, des bureaux… Peut-être suis-je naïf, mais je crois que la réussite d’une immersion dans un monde virtuel tient dans la crédibilité des espaces, dans leurs textures  ou leur décoration : tout doit paraître vrai. » Ce jour-là, mes questionnements suivants sur l’avatar, sur la trahison du narrateur, passeront à l’as. Ce qui me vaudra décrire quelques semaines plus tard : « De plus, mais Levine reste discret sur le sujet, le « je », la première personne, autorise un véritable jeu sur la perception, un travail sur les twists et révélations. » J’avais sans doute vu quelque chose à l’époque, quelque chose que le test allait dévoiler… Avant de quitter les locaux, je me souviens avoir jeté un dernier coup d’œil au Big Daddy qui, rapporté de l’E3, trônait fièrement dans l’entrée, déjà un peu rafistolé. Mais, aujourd’hui, après le démantèlement d’Irrational, tout ça n’est plus que souvenirs.      

Pour en savoir plus sur le studio Looking Glass, une dizaine d’interviews audio (dont Ken Levine, Paul Neurath ou Austin Grossman) sont rassemblées sur ce site http://gambit.mit.edu/updates/audio/looking_glass_studios_podcast/

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