Avant Donjons & Dragons

Si Gary Gygax et Dave Arneson ont donné une forme commerciale au jeu de rôle papier, ainsi qu’inspiré les jeux vidéo, avec Donjons & Dragons, ils n’ont pas été les seuls à faire émerger ce concept de jeu au sein des clubs de wargame.

Il est communément admis que Gary Gygax et Dave Arneson ont, entre 1972 et 1974, été les seuls à imaginer, mettre en place et définir le jeu de rôle, d’abord au travers de la campagne Blackmoor, puis de la sortie commerciale de Donjons & Dragons. Faux, et totalement faux. Son émergence en tant que concept de jeu n’est pas tant lié à un jeu (D&D donc) qu’à un ensemble de concepts et d’idées quant à la manière de simuler, de « faire semblant », avec des règles, concepts et idées qui ont été développés organiquement. Mais, pour le comprendre, il faut se replacer dans le contexte de création et de développement de Donjons & Dragons. On le sait (voir L’histoire du RPG chez Pix’n Love), dans le club que fréquente Arneson, Dave Wesely, l’arbitre/référent du moment, est le véritable déclencheur de la mutation du wargame en proto-jeu de rôle. L’intuition de Wesely ? En 1969, donner des objectifs précis aux joueurs qui ne contrôlent plus des armées entières, mais des personnages, des élus du peuple, des étudiants, etc., dans une bataille historique napoléonienne se déroulant à Braunstein, une ville imaginaire. L’ouverture progressive de ce « modèle » de jeu vers la fantasy, vers le nettoyage de donjons et catacombes, avec Arneson aux commandes au début des années 1970, laisse les joueurs encore plus libres de jouer un personnage. Impossible cependant de parler de jeu de rôle – dans le sens, avec de « l’interprétation et des règles »- alors, puisqu’Arneson improvise énormément, quitte à entrer en contradiction avec ses propres décisions de maître de jeu. Sa découverte de Chainmail, l’ensemble de règles pour escarmouche de Gary Gygax, lui donne enfin un cadre précis. Les quelques pages griffonnées par Arneson s’étoffent, et, avec l’aide de Gygax, deviennent la première édition de Donjons & Dragons sortie fin janvier 1974. Cependant, il ne s’agit pas de règles d’introduction à proprement parler- d’ailleurs les débutants n’y comprennent rien-, mais d’une compilation d’outils officiels pour épauler ceux qui ont déjà joué, ont déjà été guidés durant une partie de Donjons & Dragons. En effet, ce premier jeu de rôle référencé – qui n’utilise jamais cette appellation, rappelons-le !- a été « béta testé », pour reprendre un terme actuel, pendant des mois dans les divers clubs de wargame que fréquente le duo d’auteurs. Pendant deux ans donc, des joueurs américains s’essaient à D&D durant les GenCon (Geneva Convention lancé notamment par Gygax à partir de 1968) et apportent, par leur participation, de nombreuses modifications aux règles originales. Ces GenCon et autres rencontres de joueurs permettent alors à Gygax de convertir de nombreux Wargamers à l’idée de jouer des individus sur des cartes d’état major plutôt que des armées, comme par exemple lors d’Origins II de juillet 1976 (photo ci-dessous). Evangélisation ! Reste que si Gygax a co-créé Donjons & Dragons, et lancé le jeu de rôle commercial, d’autres créateurs ont eu la même intuition que Wesely, en 1968-1969.

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Pendant ce temps…

Ainsi que le rappelle et le détaille Jon Petersen dans son ouvrage Playing at the World, Wisely, Arneson et Gygax sont loin d’être les seuls à transformer la matière wargame en autre chose, un autre chose indéfinissable, sorte de wargame/proto-jdr expérimental. Dès 1968, l’anglais Tony Bath (1926-2000) imagine son univers en s’inspirant des nouvelles et romans de Robert Howard (Conan le Barbare). Wargamer habitué aux jeux par correspondance (dont Diplomacy auquel s’adonnent Arneson et Gygax à la même époque) et fondateur de la Society of the Ancients – une organisation de promotion du wargame toujours vivace aujourd’hui-, il emplit d’abord Hyboria – son monde-, de villes, villages, de personnages récurrents, très souvent repris de la littérature pulps. Pour plus de crédibilité, Bath répartit même les ressources, les élevages, les forêts, les plaines, les pâturages, sur sa carte faite d’hexagones, inventant jusqu’à une monnaie et différents impôts en fonction desdites ressources et des pouvoirs en place. Seul M.A.R. Barker (Tékumel : Empire of the Pethal Throne) et peut-être Greg Stafford (Glorantha), qui adapteront leur œuvre au jeu de rôle papier après la sortie de Donjons & Dragons, peuvent prétendre avoir imaginé des mondes de jeu aussi définis, profonds et cohérents à la même époque. Mais, tout comme Glorantha n’est alors qu’un monde de jeu de plateau, en 1968, Hyboria n’est qu’un univers de wargame. En été 1971, alors qu’Arneson expérimente toujours autour de l’idée de Wesely et donne naissance à sa campagne Blackmoor, Bath se lance dans une partie d’Hyboria avec quatorze joueurs. Bath confie alors des rôles et objectifs très précis à chacun d’entre eux, ainsi qu’une quantité très limitée d’argent dans les poches de leur « avatar ». De même, ils ne partent à l’aventure qu’avec une portion de la carte, un moyen de les obliger à s’allier, à créer des groupes, des équipes… Tout comme le premier « Braunstein » de Wesely, c’est le chaos sur la table de jeu, ainsi qu’une révélation pour Bath. Ce dernier comprend alors qu’il est possible de faire beaucoup plus que de simuler des affrontements stratégiques dans Hyboria. Cette création qu’il a peuplé, empli de liens et de flux (financiers, humains), peut vivre autrement que via une simulation de guerre. Quelques mois plus tard, la Society of the Ancients voit émerger un autre proto-jeu de rôle entre ses murs, avec The Quest for the Sword, jeu de plateau arthurien où une vingtaine de joueurs partent en quête d’Excalibur. Encore une fois, chacun ne dispose que d’une partie de la carte, et des alliances se forment immédiatement. C’est un premier pas vers la fantasy pour la Society of the Ancients. Bath enfonce le clou en aout 1972. Vingt-quatre joueurs prennent part à sa nouvelle expérience: 16 héros, 4 magiciens, 2 brigands, 1 reine des pirates et 1 dragon, chacun s’inspirant de la littérature de fantasy et tenant un « journal » de ses actions durant la partie, score à la clef. De même, pour aller dans le sens de cette fantasy recréée sur plateau, Bath intègre des sorts pour ses magiciens, le tout parfaitement régulé. Cependant, ainsi qu’il est déjà stipulé pour The Quest of the Sword, l’arbitre a, comme dans les Braunstein de Wesely et Arneson, toute latitude pour improviser des règles si les préexistantes ne suffisent pas. En fait, au moment même où Arneson fait sa démonstration de Blackmoor à Gygax, Bath, lui, créé sa propre version du jeu de rôle papier. D’ailleurs, le recueil de certains de ses articles parus dans la newsletter Slingshot, Setting up a Wargames Campaign, revient sur l’importance de la caractérisation des personnages et propose même un système de création avec des cartes à jouer, chaque couleur et valeur renvoyant à des traits de caractère précis. Au joueur de se fondre dans ce moule qui renvoie étonnamment au système d’alignement de Donjons & Dragons, tout en étant à la fois plus libre et varié.

Si les travaux de Bath sont renseignés par l’ouvrage Setting up a Wargames Campaign, d’autres proto-jeux de rôle, moins visibles, voient le jour au début des années 1970, tel Midgard de Hartley Patterson qui propose en janvier 1971 d’incarner un héros, un magicien ou un commerçant, chaque classe disposant de règles et d’un équipement approprié. Vendu sous forme de fanzines, Midgard, son monde, sa cartographie, devaient se dévoiler peu à peu aux joueurs comme ils l’exploraient. La différence avec Hyboria tient dans les modalités d’interaction : Midgard est pensé pour se jouer sous forme postale, à la Diplomacy. Quand aux objectifs à proprement parler, il s’agissait comme dans les Braunstein, et les premières années de Donjons & Dragons, de dénicher des trésors et d’accumuler de la puissance…

Pour conclure, rappelons que, historiquement parlant, la sortie de Donjons & Dragons, en janvier 1974, ne révèle pas tant la date de création du genre jeu de rôle (ou RPG en anglais) que l’émergence publique et commerciale d’une évolution du wargame. En effet, d’un, le terme jeu de rôle ou Role Playing Game n’est jamais utilisé dans ces trois livets qui constituent D&D –et ne sera pas officialisé et/ou entré dans la pratique avant plusieurs années avec la sortie de Metamorphosis Alpha en 1976-, et, de deux, ceux qui n’ont pas été initié au sein de clubs, ne comprennent pas de quoi il retourne. Et il faudra encore attendre plusieurs années avant que les terminologies se fixent. Ce qui n’empêche pas certains étudiants et universitaires de s’approprier ce « genre » en construction et structuration, et d’appliquer ses modalités d’interaction (règles), ses représentations (personnage/figurine sur une carte, brouillard de guerre) aux toutes premières adaptations non officielles sur ordinateurs de Donjons & Dragons. Et ce dès 1975.

Note: Ici, un lien vers des archives du magazine Battle for Wargamers, où l’on assiste à la difficile intégration des rôlistes dans les pages de la revue.

(Cet article est extrait, avec l’aimable autorisation des éditeurs, du Mook Level Up n°1. On peut le commander ici sur la boutique de Third Editions. Les Level Up suivants sont disponibles en version First Print ou Normale, ici.)

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