Il suffit parfois d’une note de musique, d’une croche en syncope pour que s’éclaire une partition, que les constructions rythmiques d’un big band ou les staccatos d’un orchestre symphonique muent, transforment une scène de retour au pays en élan lyrique. Cette note, c’est celle qui jaillit dans cette pièce obscure de Brno, en République Tchèque, fief de 2K Czech. Au piano, l’un des compositeurs de Mafia II, ses doigts qui égrainent les accords majeurs, courent sur les touches comme sur l’écran – plan général d’une gare, plongée vers le train qui freine, ouverture d’une porte, un militaire en sort- Vito Scaletta, tout juste revenu du front, débarque sur les quais d’Empire Bay, bardas en main. L’ambiance est posée, Mafia II sera cinématographique.
(paru dans Joypad 196)
Mieux servi sur PC que sur consoles, le premier Mafia manifestait déjà une irrépressible envie de narrer, de raconter. Rebelote avec Mafia II qui, comme son aîné, ouvre sa ville, crée de la liberté de mouvement pour mieux la restreindre lors des missions principales. Débutant en 1945 et se finissant à la fin des fifties, le scénario suit la montée de Vito Scaletta et de Joe Barbaro dans les échelons de la pègre locale. « La liberté est outil pour créer une atmosphère.» explique Jarek Kolar, Gameplay Producer. De même que l’évolution de la ville, des vêtements ou des appartements des héros. Ainsi, les effets climatiques servent autant une chronologie elliptique, forte de cartons pour annoncer la passage des années, que des desseins narratifs évidents, la pauvreté des premiers jours (neige, pluie) précédant l’âge d’or (soleil au dessus d’Empire Bay) des deux anti-héros. Une transformation qui épouse évidemment les errements de la mode de l’époque: une télévision et un juke-box parfaitement opérationnels succèdent au poste de radio dans le salon de Joe, la cuisine accueille bientôt un frigidaire façon Happy Days et un carrelage noir et blanc du plus bel effet vintage. Quand au lit, les draps défaits font preuve du manque d’hygiène de Joe et les soutiens-gorge oubliés dessus, de son tempérament très fougueux. Pour rendre au mieux la période, les développeurs se sont inspirés de long-métrages, de nombreuses publicités ou de catalogues de fournitures qui traînent encore sur les bureaux des graphistes… « Les GTA-like contemporains m’ennuient. » explique Jarek Kolar. « Il suffit de regarder la télévision, ou de sortir dehors pour voir tout ça en vrai. Le jeu vidéo permet de créer des mondes qui n’existent pas, ou plus. Et puis, certains joueurs, comme moi, aiment être dépaysés, vivre une autre période historique que celle qu’ils connaissent. Les fifties sont un décor très attractif, surtout pour les joueurs qui en ignorent tout ou en ont une idée approximative. Mafia II, c’est presque une plongée en terre étrangère !» Aussi, pour plonger le joueur dans une ambiance musicale appropriée, Mafia II s’enorgueillit de dizaines d’heures de musique et d’émissions radio de l’époque. « Sans doute la bande-son la plus exhaustive que 2K Games ait jamais proposé dans un jeu. » souligne Kolar, satisfait. On le croit sur parole…
« Toutes les possibilités offertes par le média sont ici utilisées pour immerger le joueur. Si on le laisse libre de se déplacer à volonté et en toute liberté dans Empire Bay, c’est pour qu’il soit submergé par les détails. » explique Kolar. Et de détails, Mafia II ne manque pas. Que l’on marche ou conduise dans les rues d’Empire Bay, ses habitants s’activent, se livrent à leurs activités quotidiennes alors que des thèmes de Be-bop jaillissent des autos. Ici, une femme qui s’adosse à un pylône avant d’allumer une cigarette, là un rondouillard qui achète un sandwich avant de s’assoir sur un banc, plus loin un jardinier s’affairant sur la pelouse d’un parc ou un passant faisant le plein d’essence de son automobile. Partout de la vie, fourmillante, crédible. Selon Michal Janacek, Directeur Technique, «Actuellement, on peut gérer une cinquantaine de ses citoyens en même temps à l’écran, on espère atteindre les soixante-dix dans la version finale. » Sur un totale de plus de deux cent cinquante personnages allant de la fille de joie au gangster, en passant par les citadins les plus anodins. Là, devant nous, sur un écran, tous les NPC (Non-Playable Characters, Personnage non jouables en français), bras écartés. Si certains avouent d’infimes différences avec leurs voisin(e)s, d’autres, protagonistes de premier ordre, s’avèrent plus détaillés. Joe, par exemple, apparaît sous plusieurs formes : l’œil au beurre noir, éméché, la chemise sortie du pantalon ou franchement fringant, variant selon sa fortune. « Une nécessité pour les cut scene. » explique le responsable du pôle design. Quant à leur animation, si les démarches sont encore un peu automatiques, limites robotiques, ces NPCs devraient gagner en crédibilité dans les mois qui viennent. « Empire Bay, c’est un peu un mélange de Chicago et de New York des années 50. » précise Jarek Kolar. Et qui dit métropole, dit trafic urbain, et celui de Mafia II est géré sur trois niveaux, trois échelles, de l’embranchement le plus proche à la circulation générale des artères de la cité. De quoi ne jamais tomber en panne d’autos à alpaguer !
Présentations faîtes avec l’univers, qu’en est-il du joueur ? Aux commandes de Vito, on conduira, interagira avec l’environnement, flinguera et se planquera lorsque l’envie et, surtout, la nécessité se feront sentir. Rien de neuf à l’horizon donc. Non, mais quelques menus ajouts qui approfondissent la jouabilité de la série. Des ajouts, oui, mais, encore une fois, parfaitement justifiés par Jarek Kolar. « Le système de couverture, oui, c’est quelque chose de nouveau dans la série. Je suis heureux que vous me posiez la question… Pourquoi l’avoir ajouté ? Pas pour un effet de mode en tous cas. Imaginez. Vous êtes dans une rue et, soudain, une détonation, on vous tire dessus. Quel est votre premier réflexe ? » S’abriter, se cacher, se coller au sol en priant. En face, des gangsters travaillant à la fois en groupe, mais aussi individuellement grâce une I.A. qui s’adapte, quitte à fuir si besoin. A défaut d’armes à feu, Vito pourra toujours se saisir d’une batte de base-ball ou d’une matraque pour asséner quelques violentes attaques. Et, au pire, l’italo-américain aura l’occasion de décocher quelques droites et coups de pieds, ou de se servir du décor. Dans tous les cas, le souci du détail est encore bien présent, chaque enchaînement de coups se voulant différent, de même que les réactions des ennemis, variant selon leur gabarit. Loin d’implémenter des nouveautés pour correspondre aux diktats de l’industrie, 2K Czech a longuement pesé le pour et le contre de telle ou telle intégration. Sert-elle ou non l’ambiance, la mise en place de l’atmosphère ? Sans doute est-ce pour cela que la plupart des éléments du décor répondent au doigt et à l’œil, que la radio s’allume, que de la nourriture attend patiemment dans le réfrigérateur. Tout cela pour un jeu finalement très linéaire…
Le mot qui fâche. En ces temps de liberté totale, et alors que la plupart des développeurs en reviennent (la faute à quelques essais manqués), le producteur de Mafia II, lui, se prévaut de la logique ligne droite imposée par son histoire. « Ouvrir tout le jeu, permettre au joueur de se déplacer librement, c’est magique. Mais le laisser errer sans but dans une grande ville n’a pas grand intérêt. Le risque est qu’il peut s’ennuyer, ou au contraire qu’à force de s’éparpiller il ne revienne pas vers la mission principale. Aussi, même s’il est possible d’effectuer quelques missions secondaires et qu’il y a des embranchements dans l’histoire de Mafia II, la base reste très linéaire. » Une linéarité dont les représentants les plus flagrants prennent les atours de cut scene savamment distillées pour poser les enjeux des missions principales et rythmer leur avancée. Un exemple ? Les développeurs nous ont proposé une démonstration d’une mission, raccourcie d’une dizaine de minutes pour l’occasion. L’objectif, tuer un ponte d’une famille adverse en le faisant exploser durant une réunion. Une idée du ventripotent Joe ! Sur place, les héros enfilent un bleu de travail, histoire de passer pour des agents de nettoyage, puis se rendent dans la salle de réunion, installent leur bombe avant de foncer sur le toit. Si, jusqu’ici les possibilités d’action du joueur étaient limitées, de nombreuses cut scene prenant le relais, on en vient enfin aux affaires de flingues, le temps de dessouder quelques mafieux. Quelques minutes plus tard, après un attentat gravement raté, nos deux compères poursuivront leur cible à pied dans tous les étages du building, puis, dehors, embarqués dans une auto d’époque. Variée, la mise en scène ? Clairement. Et, si l’on ignore combien de missions seront proposées, leur durée, de trente à quarante-cinq minutes chacune, risque d’en laisser quelques uns éreintés par leur intensité. Mais, surtout, cet exemple démontre les intentions narratives des développeurs, les rires ou sourires provoqués par un personnage secondaire bas du front cédant, quelques minutes plus tard lors d’une seconde cut scene, à la tragédie d’un passage poignant. Et cruel. De quoi redonner ses lettres de noblesses à la cut scene, presque à en réhabiliter l’usage du procédé, considéré à l’heure de la HD comme dépassé !
Pourvoyeurs de sensations, et d’un paquet de désillusions, les moteurs physiques ont aujourd’hui la belle vie. Pour autant, chez 2K Czech, on en use avec modération. D’abord pour endommager avec crédibilité les intérieurs des bars, bureaux et autres lieux à visiter, lieux qui resteront alors fermés pendant quelques temps. Ensuite pour mettre en pièce les diverses automobiles du jeu. Cependant, la conduite, elle, répond à des impératifs de jouabilité tout autres, comme l’explique Alex Cox, Producteur associé pour 2K Games « Notre conduite se veut amusante. Il y a de nombreuses courses poursuites dans Mafia II, et on voulait que toute cette partie reste aussi agréable que possible. Si nos modèles physiques sont franchement réalistes, nous avons opté pour un pilotage plus orienté arcade. Et puis, comme il faut souvent aller d’un lieu éloigné à un autre en voiture, jouer avec une physique trop contraignante aurait été frustrant pour le joueur sur le long terme. » Chez 2K Czech, on se souvient encore du moteur comportemental Euphoria, utilisé par RockStar sur GTA IV et parfois perfectible dans certains ses effets (voir Niko Bellic se pencher comme les caisses qu’il conduit a dû en refroidir certains)… Rien de cela dans Mafia II, les voitures de l’époque (Chevrolet, Dodge Plymouth, Dodge Wayfarer, Cadillac Series 60…) étant plus lourdes, moins maniables, légèrement moins rapides, tout en autorisant certaines cascades bien dans le ton GTA-like. Le contraire eut été étonnant ! Enfin, pour que le joueur ne soit pas tenté par le hijacking sauvage, qu’il conserve le plus longtemps possible sa belle américaine, les développeurs ont intégré des garages qui permettent de la customiser entièrement : moteur, peinture, châssis… Tout peut-être refait contre quelques dollars. Et, pour revenir sur les intentions d’authenticité des auteurs, le mécano tripote le bloc moteur, visse, dévisse et transforme l’auto devant le joueur pendant que son avatar de polygones attend patiemment au volant. On y croit !
Difficile donc pour le moment de juger Mafia II sur une version à peine pré-alpha, toujours bourrée de bugs et de ralentissements. D’ailleurs certains éléments, comme la présence ou l’absence de HUD, « Pour favoriser l’immersion » souligne Jarek Kolar, sont encore sujets de discussion. Alors, faut-il l’attendre, ce Mafia II ? Sûrement, parce qu’en redonnant vie aux fifties, en multipliant les détails clefs de l’époque, 2K Czech espère bien revitaliser un genre trop souvent contemporain, presque auto caricatural. Et, surtout, sa structure chronologique, sa rythmique interne, audacieuse, ne devrait pas manquer de lui éviter les écueils constatés dans les jeux à tendance bac à sable. Parce qu’être libre c’est bien, mais vivre une aventure, une vraie, humaine, tour à tour drôle et tragique, c’est encore mieux !