(paru dans IG Magazine, originellement prévu pour le dernier numéro de Joystick Magazine)
Qu’ils soient combinatoires, portés sur le hasard, stratégiques, thématiques, American trash ou d’une rigueur toute allemande, les jeux de plateau et leurs multiples dérivés (jeu de cartes, jeu de rôle) entretiennent un dialogue constant avec le jeu vidéo depuis ses débuts: mondes imaginaires, règles, mécaniques ou créateurs s’y échangent, dans un sens comme dans l’autre. Si les passerelles qui les lient sont aujourd’hui ténues, de plus en plus discrètes, il suffit parfois d’un simple coup d’œil pour que les gameplays issus de ce jeu de plateau refassent surface, comme intacts, inchangés. Comme s’ils avaient été toujours là, à travailler en sous-texte, en soubassement, là, derrière la façade, derrière l’esbroufe technique. En fait, et c’est le sujet principal de cet article, sans le jeu de plateau, sans cette seconde colonne vertébrale pour le tenir, le média n’aurait pas été le même, plus immédiat, peut-être moins tenté par la simulation. A l’heure où même des FPS rythmés comme Crysis ou Bioshock Infinite profitent de versions carton/plastique (Crysis Analogue, BioShock : The Siege of Columbia), à l’heure où les adaptations iPad de jeux de plateau pullulent, il est sans doute nécessaire de se demander comment et pourquoi ces deux-là en sont venus à lier leurs forces, à s’inspirer l’un l’autre, voire à modifier le vocabulaire du jeu vidéo.
Avant l’histoire…
Si l’on fait souvent remonter l’invention du jeu vidéo au début des années 70, à Pong ou à Computer Space, on oublie bien souvent de préciser qu’on ne parle alors que d’évolutions « simplistes » – dans leurs thèmes, leurs objectifs- de jeux de foire, très éloignées de la complexité des genres actuels. Cette complexité, elle, trouve racine ailleurs. Dans le jeu de plateau. Et pour comprendre comment ce dernier a servi à faire évoluer le premier, il faut remonter à 1954, et à la sortie de Tactics, le tout premier succès de type simulation commerciale de conflits armés. Jusque-là, ce « genre » n’est représenté que par des jeux non commerciaux créés pour les états-majors, pour entraîner les officiers. Des exemples ? Le King’s Game (en 1780), une variante des échecs sur 1666 cases représentant différents types de terrains, ou le Kriegsspiel de l’armée Prusse, continuellement revisité et corrigé durant le XIXème siècle. Pour le premier essai commercial, il faut attendre H.G. Wells (oui, l’écrivain) et son Little Wars (1913), des règles pour jouer avec des figurines militaires (consultables sur le site Gutenberg.org), réglette en main. Mais, revenons en 1954…
Là, Tactics séduit tellement les joueurs que son créateur, Charles Roberts, fonde Avalon Hill (1958), et multiplie les sorties : Gettysburg, Stalingrad, Waterloo… Beaucoup d’éléments utilisés dans les jeux vidéo, ou les jeux de plateaux actuels, sont alors déjà présents, sous forme primitive : cartes d’unités, pions, vitesse de déplacement, ligne de visée (Line of Sight, ou LoS), parfois des systèmes de couverture ou la gestion de la typographie (et donc d’un axe z), le tout au tour par tour… Parallèlement à cette émergence du Wargame dans les milieux étudiants des années soixante, la trilogie de J.R.R. Tolkien, Le Seigneur de Anneaux, devient le livre de référence des hippies. C’est là, de cette rencontre inattendue que jaillissent des créateurs de mondes. Quand Gary Gygax s’inspire des règles des jeux Avalon Hill et de l’univers de Tolkien pour co-créer Chainmail en 1971, un jeu de stratégie avec figurines fantastiques, le linguiste M.A.R. Barker, lui, imagine Tékumel appuyant ces mêmes mécaniques à ses travaux universitaires. En 1974, Gary Gygax et Jeffe Perren fondent TSR et lancent Donjons & Dragons, premier jeu de rôle commercial qui reprend, dans une large mesure, des règles des Wargames. Emballement dans les cercles de jeu universitaires, dont les étudiants/chercheurs fréquentent aussi la salle informatique. Donjons & Dragons devient alors une inspiration immédiate pour les premiers CRPG sur PDP-10, Unix ou PLATO dans ces mêmes campus, comme The Dungeon, aussi connu sous le nom PEDIT-5 (1975). Mais c’est avec Akalabeth (pré-Ultima), Temple of Apshai ou Wizardry que le genre CRPG voit vraiment le jour sur ordinateurs personnels, intégrant points d’expérience et tout le vocabulaire rôlistique usuel (pour plus d’informations sur l’émergence des jeux de rôle et leur adaptations, voir l’article suivant) Si chaque genre (Wargame, jeu de rôle et CRPG) évolue de son côté, tous conservent les fondements originaux du Wargame : différenciation des unités (vitesse, dégâts, customisation d’équipement), affrontements en rounds ou tours, prise en compte de la ligne de tir (en fonction de la situation de la figurine) ou de la position (à couvert, en hauteur, allongé, accroupi, debout) pour déterminer dégâts et chances de toucher… En fait, on peut tout de suite le dire : les mécaniques de jeux de plateau ont littéralement construit, défini, certains genres. Et d’abord sur ordinateur.
Dans les magazines…
Mix du jeu électronique et du jeu de plateau, le jeu vidéo sur micro-ordinateurs reste pourtant plus proche de ce deuxième pendant de nombreuses années. Pour s’en assurer, un coup d’œil aux publications des années 80 suffit. Si les adaptations de jeu d’arcade occupent parfois quelques pages des magazines spécialisés, leurs couvertures promeuvent plus souvent jeux de plateau, wargames et jeux de rôle, comme Computer Gaming World, mensuel américain dont le numéro 1 montre un dragon s’extirpant d’un moniteur : toute l’imagerie geek des eighties en une image ! Les magazines français ne sont pas en reste avec Jeux & Stratégies, spécialiste du jeu de plateau qui fait mention du jeu vidéo dès le numéro 17 d’octobre/novembre 1982. De leur côté, TILT ou Génération 4 n’hésitent pas à rapporter, à l’occasion, les sorties de jeu de plateau/figurines/rôle. Par exemple dans le numéro 59 (novembre 88) de TILT avec un dossier sur les jeux de rôle, ou dans la partie Oxygen de Génération 4 (à partir du numéro 24, Juillet/août 90) C’est là, dans ce creuset où la mécanique importe plus que l’esthétique, que la critique vidéoludique se constitue, phagocyte le vocabulaire du boardgame. Assez logiquement, les articles s’avèrent aussi plus analytiques, plus recherchés, dès qu’il s’agit de critiquer un RPG ou un Wargame, le vocabulaire préexistant à l’exercice. L’exemple du magazine américain Computer Game World (CGW) s’avère le plus éclairant à ce sujet, le texte y étant favorisé jusqu’au début des années 90. Dès les premières années, des termes comme game design – en couverture du numéro 56, février 89-, gameplay ou mécaniques apparaissent, des développeurs proposent des édito commentant le marché (Chris Crawford, dès le premier numéro) et les journalistes analysent la structure des jeux durant leurs tests (« Review & Analysis ») A contrario, les titres d’action ou adaptation d’arcade sont eux étudiés à l’aune de critères plus superficiels : réalisation graphique, bande son, les journalistes se perdant en superlatifs techniques flous, voire en subjectivité pure. Il suffit de relire les premiers magazines consoles français pour s’en rendre compte. De fait, c’est avec l’explosion des consoles, et des jeux plus orientés arcade (adaptation de jeux SEGA sur Master System ou ordinateurs), que la presse remise les analyses, ne monopolisant ce vocabulaire que pour des titres bien précis, dérivant directement du jeu de plateau.
ADN du jeu
Sur ordinateurs, comme sur consoles, les développeurs n’ont eu de cesse d’exploiter ces concepts et représentations, contraints d’abord par la technique durant les années 80, puis par les codes établis, quasi inviolables, des genres. On imagine mal un XCOM autrement qu’au tour par tour et en 3D isométrique, et cela 2K ne l’a bien compris qu’après les plaintes de joueurs… Ainsi, les CRPGs conservent le tour par tour (Ultima, Bard’s Tale, les adaptations SSI de Donjons & Dragons et, par extension, toute la production nippone dérivant de Wizardry), ou l’avancée case par case (Dungeon Master, Legend of Grimrock). Pour les autres genres, la 3D isométrique, très proche du « rendu plateau » est toujours très présente, et surtout dans la plupart des adaptations de jeux de plateau (HeroQuest, Blood Bowl, Confrontation) Et on ne parle pas de R.U.S.E., Populous ou Powermonger, des (pseudo)RTS aux allures de jeu de plateau, ou de titres comme Mush, titre sur navigateur, qui s’approprie aussi ce mode de représentation et l’aménage à sa sauce. Un choix visuel cohérent puisque cette isométrie, cette perspective cavalière retranscrit parfaitement le rapport visuel joueur/figurine/plateau, ainsi des déplacements par tour/case. Et puis, on a tendance à l’oublier, mais un jeu de plateau, c’est déjà du Game design, des boucles de gameplay, « primitifs » certes –réglettes, tableaux et cerveaux ne peuvent pas gérer autant qu’un cerveau-, mais aux règles réfléchis, équilibrés, longuement beta testés, ainsi que du Level Design et de la narration environnementale (l’esthétique du plateau). En fait, il faut attendre la démocratisation de la 3D temps réel avec Ultima Underworld, puis Doom, pour que le jeu vidéo se trouve une voie bien à lui, et commence à s’arracher à cette inspiration… Quand bien même, les fondements du jeu de plateau et du Wargame demeurent alors. Plusieurs raisons à cela…
Génération Game Designer
D’abord, il est nécessaire de se faire à l’idée que les concepts imaginés, éprouvés, par les wargamers, puis les rôlistes, ont structuré les fondations du game design/level design du jeu vidéo. Ensuite, notons que de nombreux créateurs de jdr ou jeux de stratégie ont migré vers le jeu vidéo, « mieux payé » si l’on en croit le fameux Ken Rolston (de nombreux suppléments pour RuneQuest), un Rolston auquel on doit Morrowind, puis Kingdoms of Amalur : Reckoning. Si aujourd’hui un Chris Avellone (Planescape : Torment, Project Eternity) est connu pour avoir débuté sa carrière en rédigeant des campagnes pour Champions, d’autres l’ont précédé. Sandy Petersen (designer des jeux de rôle Stormbringer, L’appel de Cthulhu ou Runequest) a créé une grande partie du level design de Doom, de Doom II ou de Quake, ou des CRPG cultes comme Darklands avant de rejoindre Ensemble Studios (Age of Empire, etc.) Warren Spector, lui, a débuté sur Toon, le jeu de rôle cartoon, avant de collaborer avec Origin Systems. Citons aussi Bruce Shelley, créateur de nombreux jeux de plateau et Wargames, notamment chez Avalon Hill (1830), avant de tomber en pamoison devant Pirates et de devenir le padawan du grand Sid Meier, ou Arnold Hendricks qui a créé plusieurs jeux de plateaux chez Heritage (Barbarian Prince, Trireme), avant de rejoindre MicroProse, développeur spécialisé dans la simulation. Enfin, impossible de ne pas rappeler les parties de jeu de plateau que s’organisent Ian Livingstone (président à vie d’Eidos), Peter Molyneux et d’autres, pour s’essayer aux nouveautés, avec une préférence pour l’école allemande, plus portée sur les mécaniques que sur le hasard. La présence de ces Game Designers à la tête d’équipe de développement a assez logiquement fait perdurer la présence de ces mécaniques, comme des nécessités à la simulation de mondes réels. Perpétuation, héritage…
Cheap prototype
L’autre raison de la perpétuation de ces mécaniques de jeux de plateau tient dans les méthodes d’apprentissages des game design actuels. Aujourd’hui encore, des écoles comme ISART Digital ou Supinfogame mettent ce type de design à leur programme. Ainsi que nous l’explique Jean-Karl Tupin-Bro, Game Designer de ZombiU ou des Top Spin : « La plupart du temps, la conception de jeux de plateau est au programme de ces écoles-là. Déjà, il est important de rappeler que le game design n’est pas une discipline exclusive au jeu vidéo. Il existe des game designers de jeux de plateau, de jeux de carte, de jeux de rôle sur table, ou même de jeux télévisés. Et finalement, pas mal de mécaniques ludiques peuvent s’appliquer à tous ces médias-là. Bien sûr, il existe des spécificités propres à chaque média, alors il y aura bien des différences entre la conception d’un jeu de plateau et celle d’un jeu vidéo, mais il y a clairement une base commune. Du coup, quand on est formé pour devenir game designer de jeu vidéo, on étudie également en profondeur la conception de jeux plus traditionnels, et le jeu de plateau en fait partie. Si on regarde par exemple les mécaniques d’un tactical RPG dans la veine de Shining Force ou de Fire Emblem, on voit que pas mal d’entre elles viennent plus ou moins directement du wargame sur table ou de jeux encore plus anciens comme le « Pierre / Feuille / Ciseau » (ou Chi Fou Mi) D’ailleurs, les développeurs font encore usage de prototypes en papier, comme les développeurs de Call of Duty : Black Ops II qui trouvent là une manière économique de tester de nouvelles mécaniques. Une méthode de travail classique, ainsi que le rappelle Jean-Karl Tupin-Bro « Le gros avantage du game design de jeu de plateau, c’est qu’il peut se faire sans besoin technique. Avec du papier, des crayons et de la colle, on peut facilement prototyper et tester une idée de mécanique pour un jeu de plateau. Dans le cadre d’un jeu vidéo, développer une maquette est toujours plus long, car pour prototyper une feature, on a toujours besoin de plusieurs codeurs. Pour des étudiants en game design de jeu vidéo, la conception de jeu de plateau est un exercice de formation à la fois très efficace et très facile à mettre en place. »
Retour au carton
Si les jeux vidéo se sont inspirés de nombreuses mécaniques du jeu de plateau, qu’en est-il de ce dernier ? Pour lui, ce sont surtout les univers qui comptent, ainsi que les mécaniques, cachées, que l’on dévoile. On l’a vu, Crisis, Bioshock Infinite préparent leur arrivée, mais d’autres ont déjà justifié cette démarche. On pense notamment à StarCraft, adaptation réussie du RTS, ou à Gears of War qui reprend à son compte non seulement l’esthétique du jeu d’Epic, mais aussi toutes ses mécaniques : on s’y planque derrière des couvertures, récolte des armes, des munitions… On pourrait de même parler de Civilization, jeu à l’histoire complexe (il existait une version plateau avant celle, informatique, de Sid Meier), qui a vu ses mécanismes admirablement retranscrits dans une version carton très récente. Evidemment, pour certaines titres (The Walking Dead Risk ou The Walking Dead Monopoly), il s’agit surtout de surfer sur un effet de mode et d’adapter l’univers aux contraintes de règles déjà établies/éprouvées. Enfin, notons de que nombreux jeux de société proposent désormais des Intelligences Artificielles (simplistes, à coups de scripts tirés aléatoirement) pour les joueurs esseulés. C’est le cas de Dungeon Twister, de Zombicide et de pas mal d’autres. Par ailleurs, il faut constater depuis plusieurs mois, qu’avec les nombreuses adaptations de jeux de plateau en jeu vidéo, le marché du pion semble éprouver un sursaut salvateur de ses ventes. Une passade ? Peut-être, mais ce retour au réel, au physique, contredit toutes les prédictions d’une virtualisation irrévocable des dernières générations de joueur. Ce qui n’empêche pas, parallèlement, les jeux de plateau sur tablettes d’exploser…
Plateau virtuel
Dans les années 80, les adaptations de jeu de plateau se contentaient des classiques : échecs, dames, Monopoly, (strip) poker, etc. avec quelques portages de franchises, comme Heroquest. Avec l’explosion des développements sur tablettes depuis quelques années, et la « parfaite » reproduction des mouvements (prendre/poser des pions) des jeux physiques, on voit apparaître de nombreuses adaptations de jeu moins connus, parfois plus hardcores dans leurs mécaniques. Cyclades chez Matago, Small World ou Ticket to Ride chez Days of Wonder, Inc., Abalone chez Bulkypix, etc. Mais ce n’est qu’un début puisque de nombreux développeurs semblent, dernièrement, s’être pris de passion pour les tablettes tactiles pour des adaptations littérales (Space Hulk, Dungeons & Dragons Boardgame, Blood Bowl : Star Coach, Eclipse, Warhammer Quest, etc.), des transpositions vers les tablettes ou smartphones de jeux PC (Kings of the Dragon Pass, XCOM) ou des créations originales (Battle of the Bulge). Pour tous, le but est simple : profiter de cet engouement du moment, quitte à payer rubis sur l’ongle pour des marques déjà installées depuis des années. Pour Jean-Karl Tupin-Bro, cet engouement est totalement logique d’un pur point de vue de la jouabilité : « Par exemple, les tutoriaux de jeu vidéo sont généralement plus faciles à avaler que la lecture d’un livret de règles. De plus, la possibilité de jouer à son jeu de plateau préféré en réseau est une vraie aubaine. Enfin, dans certains cas, le fait que les joueurs n’aient pas à compter les points ou à jouer le maître de jeu peut être un vrai plus. Je crois que le jeu vidéo peut parfois rendre la pratique d’un jeu de plateau plus aisée et plus confortable. » Et puis, il y a l’ePawn, l’un des projets les plus intéressants du lot puisqu’il dérive du jeu de plateau et de la tablette, sorte d’entre deux, où l’écran tactile sert de plateau de jeu entièrement paramétrable.
Si, aujourd’hui, les productions vidéoludiques les plus onéreuses tentent de s’arracher aux codes, contraintes et normes de cet entrelacement jeu video/plateau, pour promouvoir des univers aux règles physiques plus complexes, des développeurs moins fortunés trouvent dans ces plateaux le moyen idéal de proposer des titres à la fois complexes par leur mécanique, mais plus facile à développer et à l’utilisation facilitée par les machines, PC, consoles ou tablettes. Bref, il semblerait que ce soit sur ces tablettes que cette fusion soit la plus parfaite, comme si, par leur forme, par leur maniabilité, elles étaient le médium le plus à même d’exploiter les points communs entre jeu de plateau et du jeu vidéo.