Programmeur, scénariste, touche à tout, le créateur de Monkey Island revient, avec nous, sur sa carrière, ses échecs et ses succès…
(entretien paru dans Joypad 214)
Quel a été votre tout premier contact avec le jeu vidéo?
Je ne sais plus exactement. C’est vraiment très flou dans mon esprit…Beaucoup d’évènements sont arrivés de façon très proche les uns des autres durant cette période de mon enfance. D’un côté, il y a eu l’Atari 2600, de l’autre, la borne d’arcade Asteroids. Et puis, je me souviens aussi avoir joué sur une borne Space Wars dans les quartiers des étudiants de l’université où mon père enseignait. Mais ça date des années 70, tout était vraiment neuf alors, clinquant. Et c’est si lointain aujourd’hui ! (rires) Reste que j’aimais me faire passer pour un intello et que j’adorais l’attraction Pirates de Caraïbes de Disney!
Il semblerait que votre amour de la programmation remonte à vos quinze ans, au Northstar Horizon (sortie en 1979) que vos parents vous ont alors acheté. Est-il vrai que vous reproduisiez les jeux auxquels vous jouiez en arcade ?
Oui, c’est totalement vrai! Mes parents ne voulaient pas m’acheter d’Atari 2600. Trop cher à l’époque! Aussi, si je voulais jouer à des jeux vidéo à la maison, j’étais dans l’obligation de les créer moi-même. De toutes façons, j’ai toujours été plus fasciné par la compréhension de leurs mécanismes que par l’action de jouer elle-même. Ce qu’il y a de bien avec cette méthode – et je le dis rétrospectivement, je n’ai rien fait intentionnellement à l’époque-, c’est qu’une fois le remake terminé, je pouvais m’amuser à essayer de nouveaux designs, à créer de nouveaux niveaux ou à changer certaines variables. C’était une formidable école de game design et de programmation! A l’époque, se planter, se trompe dans un ligne de code provoquait parfois des choses intéressantes, inattendues. C’était presque de la magie !
Est-il vrai qu’à cette époque, vous demandiez à vos amis de tester vos jeux ? Etiez-vous déjà conscient du besoin de playtester les titres auprès des consommateurs ? (ce qui inhabituel au début des années 80)
En effet, je poussais mes amis et ma famille à jouer à mes jeux et je les regardais faire. Evidemment, je ne connaissais absolument rien du vrai playtesting, ou de ce que faisaient les entreprises d’arcade pour vérifier la qualité de leur titres. Plus tard, j’ai appris qu’une des règles principales est de ne pas s’adresser aux testeurs, de les regarder, de les observer en silence, d’analyser leurs réactions, et de noter ces dernières pour modifier ensuite le jeu. Mais je ne le savais pas à l’époque. Aussi, je n’arrêtais pas de leur reprendre la manette des mains pour les corriger, leur montrer ce qu’ils devaient faire. Un véritable petit tyran !
Vous dîtes souvent que la vision de Star Wars au cinéma, le jour de sa sortie, vous a littéralement fait exploser le crâne. Rétrospectivement, que représente ce film pour vous ?
Il est difficile, aujourd’hui, d’expliquer l’influence de Star Wars sur ma génération, sur tous ces adolescents qui, à la fin des années 70 ont vu ce truc arriver… De nos jours, des films comme Star Wars, il y en a des dizaines qui sortent par an, mais à l’époque, c’était une exception, un bijou solitaire. C’était quelque chose de vraiment unique, de vraiment magique.. J’ai beau y réfléchir, je ne vois rien qui ait pu m’influencer plus que ce long-métrage. Ca m’a ouvert de nouvelles perspectives, les portes d’un monde qui n’existait pas alors pour moi.
D’ailleurs, avec un de vos amis d’enfance, Thomas MacFarlane, vous avez réalisé quelques courts métrages, très inspirés par Star Wars!
Oui, nous refaisions, avec nos moyens très limités – des boites en carton, des pyjamas-, certaines séquences du film. Vous pouvez voir deux de nos essais sur mon site : http://grumpygamer.com/2893545. Ces courts-métrages m’ont vraiment donné envie de comprendre la narration. Enfant, j’étais vraiment curieux de tout. Tout de suite après avoir vu le film, je n’ai plus eu qu’un seul objectif en tête: entrer dans une école de cinéma et de réaliser des longs-métrages. Ce but que je m’étais alors fixé a vite été interrompu par ma découverte des jeux vidéo et du game design. Oublié le cinéma, jeu vidéo, me voilà !
Quelques années plus tard, vous vendez Graphics BASIC à HESWare. Peut-on dire qu’au tout début de votre carrière, vous vous focalisiez sur les moteurs, sur les langages de programmation, avec Graphics BASIC ou SCUMM ?
J’ai toujours aimé programmer, et je continue de le faire. Les joueurs, les journalistes croient que depuis Maniac Mansion, je ne m’occupe plus que de design, de dialogues ou de scénario. Mais c’est totalement faux ! J’ai beaucoup codé sur DeathSpank, et, durant mon temps libre, je m’amuse aussi à créer des petits jeux sur iPhone. La programmation, c’est vraiment mon outil créatif préféré. Hacker le BASIC du Commodore 64 pour créer le Graphisc BASIC a été le point de départ de cet intérêt pour les langages de programmation et les compilers. Inutile de vous préciser que, sans cette connaissance, le moteur SCUMM (Script Creation Utility for Maniac Mansion) n’aurait jamais vu le jour.
A ce moment-là, vous êtes employé par HESWare, où il semble que vous avez développé des titres qui n’aient jamais été édités. De quels types de jeux s’agissait-il ?
A l’origine, le but de HESWare était de lancer toute une ligne de jeux éducatifs. Après que je leur ai vendu le Graphics BASIC, ils m’ont embauché comme Monsieur Commodore 64. Mais je n’ai réellement travaillé que sur un titre, avant que les portes de l’entreprise ne ferment. C’était un jeu Commodore 64 sur le système immunitaire. Rien de bien intéressant du point de vue du gameplay, en fait.
Et le studio fait faillite…
Oui, j’ai travaillé un an et demi sans que rien ne sorte. La boite a coulé, c’était inévitable. J’ai alors déménagé en Oregon pour reprendre mes études à la faculté. Et quelqu’un de HESWare m’a dit que Lucasfilm cherchait un programmeur spécialisé dans le Commodore 64, et qu’il avait mentionné mon nom aux dirigeants de la boîte. Pour tout dire, j’ai failli raté l’appel de Lucasfilm. J’étais dehors, prêt à aller déjeuner avec un ami lorsque le téléphone a sonné, et je n’avais vraiment pas envie de rentrer. Mon ami m’a alors dit : « Tu devrais quand même répondre. Ca peut-être important… ». Et puis j’ai suivi son conseil… A quelques secondes près, mon destin, toute ma vie d’adulte aurait été tout autre, complètement chamboulée. Bizarre ! Bref, j’étais vraiment excité à l’idée de travailler chez Lucasfilm à cette époque, et ce, quelque soit le jeu sur lequel j’allais travailler. Pour quelqu’un qui a été autant influencé par Star Wars, au point que c’en était presque une religion, ce n’était ni plus ni moins qu’un rêve devenu réalité. Vous imaginez, rencontrer George Lucas ! Dieu ! Ma première impression ? Qu’il y avait là, regroupé, les gens les plus intelligents au monde. Ces premières années à Lucasfilm sont parmi les plus importantes de ma vie. Elles m’ont défini tel que je suis aujourd’hui.
Après quelques portages de jeu Atari 800 sur C64, vous vous attaquez à Maniac Mansion, le titre créateur de point’n click. D’où sont venues les idées et comment avez-vous vendu le concept aux exécutifs de Lucasfilm ?
Oh, Maniac Mansion a émergé de l’amour immodéré que Gary Winnick et moi avions pour les séries B, pour des pelloches barrées comme le Re-animator de Brian Yuzna… Au début, nous avons commencé par nous amuser avec quelques idées de gameplay, et, rapidement, créer un jeu tournant autour d’un vieux manoir décrépi nous a semblé logique. Reste que, contrairement à ce qu’on peut lire sur Mobygames (ndlr : un site de recensement des développeurs), il n’y a pas eu de processus de pitching. Nous n’avons eu à convaincre personne du bien fondé de notre histoire ou de notre gameplay. A l’époque, il n’y avait pas d’exécutifs ou de managers dans le Lucasfilm Games Group. Je ne me souviens même pas avoir eu besoin d’un feu vert pour commencer le projet. C’est juste arrivé comme ça, naturellement, et nous avons commencé à travailler dessus.
Maniac Mansion est vraiment original dans sa manière de traiter les informations, le rapport jeu/joueur !
En fait d’originalité, je préfère parler d’efficacité. Je n’ai jamais pensé le SCUMM pour être génial, mais pour permettre aux joueurs de communiquer le plus facilement possible avec l’ordinateur. Les aventures textuelles, ou Interactive Fictions, étaient alors sur le déclin. Elles proposaient des choses formidables, des aventures assez libres, complexes, mais cruellement difficiles. Rentrer les ordres à la main, lettre par lettre, sans jamais être sûr que cela allait déclencher quelque chose… Non, c’était trop compliqué à mon sens. On a donc réfléchi à une interface, à quelque chose qui permette à tous de jouer en utilisant une liste d’action et de verbes simples. La souris s’est imposée assez rapidement. Ca n’a pas été simple, mais ça a marché et nous a permis de gérer des données de sources très différentes, de rendre plus intuitif, plus graphique, le genre aventure.
Quelle votre opinion sur les point’n click que LucasArts a lancé après votre départ ? Pensez-vous que l’éditeur a fait le bon choix en arrêtant de développer ce genre de jeux depuis 2004?
Day of the Tentacle et Sam & Max sont tous les deux de grands jeux. Pour le reste… A mon sens, il est dommage qu’ils n’aient pas continué dans cette voie, il y avait encore beaucoup de choses à faire, de concepts à explorer. On le voit aujourd’hui avec les titres qui sortent. Mais, pour leur défense, les jeux d’aventures avaient alors clairement perdu en popularité. Depuis l’arrivée de la 3D et des jeux à la première personne, comme DOOM, il est possible de proposer des expériences pleines d’action et de testostérone. Les jeux d’aventure, aussi bien écrits soient-ils, peuvent difficilement rivaliser avec ce genre de concurrence.
Diriez vous que le succès de Maniac Mansion et de Zak McKraken n’étaient pas attendus ?
Je ne sais pas si j’utiliserais le mot « inattendu ». Nous avons essayé de créer de bons jeux avec la volonté de les vendre au maximum de gens. Si l’on se repositionne à la fin des années 80, voire au début des années 90, Lucasfilm Games et les jeux d’aventure étaient pleinement supportés par l’entreprise. Et il faut dire qu’au tout début de Lucasfilm, nos directives étaient très claires. George nous avait dit 1) restez petit, 2) ne perdez pas d’argent et 3) soyez les meilleurs. Et c’est ce que nous avons faits !
Pourquoi avoir quitté Lucasfilm dans ce cas?
Je suis parti pour une seule et unique raison. Je voulais lancer ma propre entreprise. J’adorais travailler à Lucasfilm et j’aurais été l’homme le plus heureux au monde de pouvoir continuer à y travailler toute ma vie. Mais voilà, j’avais cette envie, et je voulais me lancer de nouveaux défis. J’avais l’impression d’avoir appris beaucoup en termes de développement de jeu, de marketing, de ventes et je désirais vérifier que je pouvais tout faire moi-même. Mon envie, c’était de ne pas juste être un simple game designer, mais de contrôler toutes les étapes de production.
Après LucasArts, vous créez Humongous. Pourquoi avoir choisi de créer des jeux pour les enfants ? Pensiez-vous alors que les enfants méritaient mieux que ceux que les éditeurs leur proposaient à l’époque ?
A l’origine, Humongous Entertainment n’a pas été pensé comme un studio uniquement concentré sur le développement de jeux pour enfants. Notre objectif originel était de produire de vrais grands titres d’aventure, comme les Monkey Island, mais en version épisodique ! Si, si ! On aurait envoyé les disquettes par courrier… Mais il nous a été impossible de monter des fonds suffisants pour aller dans cette direction. Contrairement à ce que l’on croit, développer un jeu d’aventure coûte cher : entre le travail graphique, le doublage vocal des différents personnages… Et là j’ai remarqué que de nombreux enfants, même des très jeunes, jouaient à Monkey Island et semblaient vraiment y prendre du plaisir, et ce, même s’ils ne savaient pas lire ou ne comprenaient pas ce qu’il se passait à l’écran. Il y avait quelque chose qui se déclenchait chez eux, ils aimaient résoudre des puzzles, surtout s’ils étaient graphiques ! C’est là que nous avons eu l’idée de créer de vrais jeux d’aventure, mais pour les enfants. Personne ne faisait ça à l’époque. On a eu de beaux succès et une vraie renommée, principalement avec Fatty Bear ou Putt-Putt, mais je ne suis pas sûr que ces licences aient traversé l’atlantique. Plus tard, j’ai lancé Cavedog parce que nous voulions aussi proposer des jeux gamers. Mais Humongous était une marque si connue qu’il nous fallait un autre label pour éviter de prêter à confusion. On a sorti Total Annihilation de Chris Taylor. Un titre dont je suis vraiment fier… Là, j’ai designé un jeu qui se nommait Good & Evil, qui était une combinaison de jeu d’aventure et de RTS. Si le titre a été annulé, de nombreuses idées, concernant le mix de deux genres principalement, ont finalement servis à DeathSpank, dix ans plus tard.
Et puis, après le rachat de Humongous par Infogrames – et votre tentative, ratée, pour récupérer votre entreprise-, vous quittez l’industrie. Pourquoi ?
Je voulais prendre un peu de temps pour moi. Le début des années 2000 a vraiment été une période sombre, très moche, pour l’industrie. Une sorte d’adolescence, si vous préférez. Beaucoup de jeux pourris ont été mis sur le marché, mettant en exergue une violence gratuite, brutale, dont je ne suis pas friand. Et puis, cette période a aussi été marquée par l’arrivée des gros groupes, prêts à investir dans tout et n’importe quoi, pourvu que ça fasse de l’argent. C’est toujours le cas aujourd’hui… Pour quelqu’un qui aime l’artisanat, mettre les mains dans le programme, créer des jeux amusants et visuellement riches, cette dictature de l’argent, de l’hyperréalisme graphique – je déteste ça !- et de la violence m’a tout simplement attristée. Donnez-moi plutôt du LittleBigPlanet, donnez-moi du Viva Pinata !
Vous avez travaillé sur DeathSpank ou Tales of Monkey Island. C’est comme un retour triomphal ?
J’ai fait plus que du brainstorming sur DeathSpank. C’est un jeu que j’ai créé de A à Z avec mon ami de longue date et designer, Clayton Kauzlaric. Nous avons tous les deux passés deux ans sur ce projet. J’ai pu y intégrer certains concepts de Good & Evil. DeathSpank n’est pas seulement un jeu d’action avec des éléments de RPG, il porte ma marque que ce soit dans ses dialogues ou dans son esthétique. D’ailleurs, beaucoup de gens ne se rendent pas compte à quel point DeathSpank est complexe. On passe sans cesse d’une caméra, d’une perspective à l’autre, et on y mélange tous les genres, tout ce que j’aime dans le jeu vidéo. Et vous voulez savoir, c’était vraiment, vraiment cool de pouvoir remettre les mains dans le code d’un programme ! Je me suis aussi beaucoup amusé sur le design de Tales of Monkey Island avec Dave Grossman et les gars de TellTale. Revenir à l’univers de Monkey Island, c’était génial !!! J’espère que vous n’avez pas de question sur la fin de Monkey Island 2 ??? (NDLR: Monkey Island 2 propose en effet une fin très ouverte dans laquelle on comprend que Guybrush n’est qu’un enfant s’imaginant pirate dans un parc d’attraction)
Tous les ans, on annonce la mort du jeu d’aventure et sa renaissance quasi-immédiate. Quelle est votre opinion à ce sujet ?
A mon sens, le genre est en train de faire son retour. Les jeux ne seront pas exactement comme ceux des années 90 (et ne doivent pas l’être de toute façon), mais ils reviennent. Limbo a été un gros hit sur le XBLA et, pourtant, il est merveilleusement lent et contemplatif. Il y a beaucoup de choses en commun entre Limbo et les jeux d’aventures que nous faisions à LucasArts. Et, les remakes de Monkey Island marchent eux aussi du feu de dieu sur les plateformes de téléchargement. C’est plutôt bon signe pour un genre moribond !
Maintenant vous travaillez avec Tim Schafer…
Oui, c’est génial de bosser chez Double fine. C’est comme être chez Lucasfilm dans ses jeunes années. La seule vraie différence, c’est que je ne peux plus jouer au petit chef avec Tim désormais. Enfin, je le fais, mais il n’écoute plus du tout… (rires) Nos projets restent, pour le moment, secrets, mais vous pouvez vous attendre à quelque chose dans la lignée de DeathSpank, dans le mélange des genres, j’entends. Le mélange des genres, c’est mon dada aujourd’hui !