Trouble-fête légendaire, créateur d’Okami, Hideki Kamiya rejoue, pour nous, son parcours, de Nagano à Osaka, de Capcom à Platinum.
(entretien paru dans Joypad 199)
Quel a été votre premier contact avec le jeu video?
Je ne m’en souviens pas vraiment… Sans doute parce qu’enfant, je fréquentais les salles d’arcade, accompagnant ma mère dans les grandes surfaces. Par contre, je me rappelle parfaitement avoir joué à Road Fighter quand j’étais lycéen. A l’époque, tous les élèves exclus avaient l’habitude de se retrouver dans la salle d’arcade attenante: c’était aussi un bon coin pour draguer des filles ! Si je me souviens de ce jeu de Konami, c’est parce que, ce jour-là, j’avais besoin d’échapper à mes profs tout gaspillant le moins d’argent possible. J’aime les jeux d’arcade depuis l’enfance, je ne sais pas vraiment pourquoi. Peut-être pour leurs sons électriques ? Peut-être pour les pixels ? Je les aimais tellement, ces pixels, que j’en remplissais mes cahiers d’écoliers. Mais, comme je ne comprenais pas l’anglais, j’évitais certains jeux. Une anecdote à ce sujet. Un jour, alors que j’attendais pour jouer à Galaxian, j’ai vu un joueur inscrire des lettres dans le jeu. A cette époque, ne comprenant pas ce qu’il faisait, j’ai préféré garder mon argent. Ce n’est que quelques années plus tard que j’ai compris qu’il entrait juste son nom au tableau des meilleurs scores. (sourire)
Contrairement à la plupart de vos collègues japonais, vous n’avez pas grandi à Tokyo ou à Osaka. Comment était-ce de vivre à Nagano ?
D’abord, je préfère l’appeler « Shin-Shu », comme on la nommait autrefois. Cela me prendrait des heures pour expliquer pourquoi nous l’appelons comme ça… J’ai vécu à Shin-shu pendant 19 ans, jusqu’à la fin du lycée. Là-bas, la ville est entourée par les montagnes. La nature y est riche et changeante au gré des saisons. Je me souviens des fleurs qui poussent tout au long de l’année, d’avoir gravi les montagnes durant l’été, du chant des insectes et même d’avoir skié durant certains hivers… Maintenant, je vis dans une grande ville sans montagnes, sans le chant des insectes. Je pense qu’un jour je déménagerai là-bas. J’imagine d’ailleurs qu’Okami était, pour moi, un moyen d’y retourner… Par la pensée, par l’imagination…
Quel type de jeu avait votre préférence à l’époque ?
Tous (rires) ! J’aimais autant les shooters, que les jeux d’action, les simu’ ou les RPG. Evidemment, comme j’ai commencé avec les jeux d’arcade, j’adorais Gradius, Fantasy Zone, Space Harrier, Yie Ar Kung-Fu ou Arkanoid, pour n’en citer que quelques uns… Quand je suis arrivé au collège, j’ai acheté une Sega Master System et une Nintendo Entertainment System pour jouer à Castlevania ou à The Legend of Zelda. Et puis au lycée, je suis passé au PC (PC88) et je jouais à des jeux comme Hydlide3 et Sorcerian. Bref, j’adore tous les genres!
Jouez-vous toujours à de vieux jeux? Est-ce pour cette raison que certains de vos hits sont des jeux difficiles?
Oui, je suis un retrogamer! En fait, je ne m’intéresse pas tellement à la génération actuelle de jeux, mon temps libre est bien souvent occupé à rejouer à de vieux titres. La raison ? Ce sont des jeux simples, qui ne prennent pas beaucoup de temps, et qui me rappellent le passé. La difficulté de mes jeux est sans doute liée à cette nostalgie. Je veux donner aux joueurs d’aujourd’hui la même joie que j’ai éprouvée dans le passé, et ce même si ce type de jeux n’est plus aussi populaire aujourd’hui.
Quand avez-vous décidé de devenir développeur ?
J’y pense depuis le lycée. Déjà, je désirais être aux commandes de grosses productions. Mais je n’ai jamais appris à programmer, pas même lorsque j’ai acheté mon premier ordinateur. Je n’ai, de plus, jamais étudié pour avoir ce travail, la filière universitaire que j’avais choisie n’était absolument pas liée à l’industrie… En vérité, à cette époque, j’ai souvent pensé qu’il vaudrait mieux retourner à Shin-shu pour y trouver un travail « normal ». Du moins jusqu’à que je me propose pour un poste de game planner et que je sois accepté à Capcom. En fait, de l’école, une seule chose m’a servi : ces dessins, ces graffitis dont je remplissais mes cahiers. Un véritable entraînement!
Pourquoi avoir choisi Capcom?
En fait, je n’ai jamais été fan de Capcom. Je ne me suis jamais intéressé à leurs jeux… Lorsque j’ai passé les entretiens d’embauche – j’ai échoué à certains-, j’ai eu le choix entre game planner pour Capcom et designer pour Konami. Mais, comme je n’avais aucun talent pour la création graphique, j’ai décliné leur offre. Aujourd’hui, au vu de mon parcours, je pense que c’était vraiment la bonne décision à prendre…
Il semble qu’il y ait une relation père-fils entre Shinji Mikami (Resident Evil) et vous… Pourriez l’expliquer en quelques mots ?
Je ne crois pas que je pourrais l’expliquer… C’est au-delà des mots.
Cette relation vous a-t-elle aidée à grandir en tant que développeur ?
Oui, son esprit, sa créativité m’ont plus appris que n’importe quelle autre expérience. Je ne serais pas là si je ne l’avais pas rencontré. En fait, je pourrais dire la même chose de son équipe. Tous ont été inspirés de lui… Quand je suis arrivé à Capcom, j’ai été promu planner pour l’équipe de Resident Evil. A l’époque, l’organisation des équipes était fluide, et j’étais supposé prendre la direction d’un autre groupe de programmeurs. Mais j’ai atterri parmi les anciens de Resident Evil et nous avons créé Resident Evil 2, puis ils m’ont accompagné à Clover, puis à Platinum Games. Sans leur aide, sans l’esprit de Mikami veillant sur nous, tout aurait été différent ! Aujourd’hui, lorsqu’on se retrouve pour boire une bière, on ne peut s’empêcher de parler de cette époque, de Mikami.
Et pourtant, à peine arrivé, vous transformez la franchise Resident Evil !
Oui, parce que j’avais envie de faire parler de moi ! (rires) Et surtout, nous avions l’ordre de dépasser les ventes du premier volet, d’atteindre les deux millions d’unités au Japon. Nous avons donc choisi un style qui attirerait plus de gens. D’où une approche plus hollywoodienne pour tordre légèrement l’esprit du jeu original et en faire un plus grand succès. Je pense qu’il y a des joueurs pour, et d’autres contre notre méthode, mais les deux jeux (NDLR : RE et RE2) ont chacun leurs points forts. Pour moi, et même si je suis fier de mon travail sur la série, le premier Resident Evil reste le meilleur. Parce que Mikami-san !
Et puis, il y a eu Clover. Rétrospectivement, quel regard portez-vous sur cette expérience ?
A l’époque, Inaba-san, mon chef et le président de Clover, avait beaucoup de difficultés à nous « tenir ». Nous n’étions qu’une bande de sales mômes ultra créatifs, mais l’ensemble semblait tourner. A Clover, je n’ai été responsable que d’Okami, mais ça a été une véritable expérience que de développer un jeu au scénario si long, si complexe. Aujourd’hui, je considère que c’est l’un des meilleurs jeux sur lesquels j’ai travaillé. Et surtout, ce développement m’a appris à être confiant en moi-même, et en mes idées.
Okami et Viewtiful Joe partagent la même recherche esthétique, les mêmes traits « dessinés à la main ». Pourquoi ?
Il est difficile pour moi de répondre à ce genre de questions parce que je ne suis pas le genre de personnes qui créent des jeux de façon raisonnée ou logique. Tout n’est pas réfléchi. J’ai choisi ce type graphique tout simplement parce que je le trouvais joli, agréable à l’œil. Pour Joe, nous nous sommes d’abord inspirés par les traits du comics américain, avant de pencher en direction des personnages super déformés des Anime, puis de mélanger ces deux approches. Pour Okami, ce n’est qu’après avoir vu une esquisse d’Amaterasu (NDLR : le loup blanc, héros du jeu) dessinée par mon Character Designer que j’ai décidé d’aller dans ce sens tout au long du jeu. Il est vraiment difficile de justifier ce genre de choix visuels, le but final étant toujours d’attirer l’attention des gens.
Dante, Viewtiful Joe et Bayonetta ont la même attitude, très rock’n’roll… Est-ce une facette de votre personnalité ? Etes-vous rock’n’roll ?
Non, je ne crois pas. Je m’imagine plutôt comme un garçon à problèmes. Dans les mangas, dans les jeux, j’ai toujours préféré les personnages secondaires aux héros trop sûrs d’eux. Les héros doivent sauver le monde,… Les autres personnages peuvent faire ce qu’ils veulent…. En fait, quand je développais Viewtiful Joe, il y avait tous ces titres majeurs qui étaient aussi en production. Je n’avais aucune pression sur mes épaules, et j’ai pu aller aussi loin que je le voulais, sans que personne ne s’en rende compte… C’est plus une attitude de garçon à problèmes que de développeur rock’n’roll, pas vrai ?
L’échec commercial d’Okami a-t-il eu un impact sur votre conception de ce qu’attendent les joueurs ? Est-ce la raison pour laquelle vous êtes revenus à un genre que vous connaissiez, le Beat Them Up avec Bayonetta ?
Votre question est pointue… Mais, avant d’y répondre, laissez-moi souligner que je n’ai jamais oublié de penser aux utilisateurs, que j’ai toujours gardé l’intérêt des joueurs à l’esprit. Cependant, je ne pense pas qu’il soit utile de chercher à reproduire ce que les joueurs veulent ou d’aller dans leur sens, Tout l’intérêt de la création est de les amener là où ils n’auraient jamais imaginé aller. Avec Okami, j’ai réalisé qu’il n’était pas nécessaire de forcer les joueurs à comprendre l’intégralité de nos idées, qu’il suffisait de les amener graduellement, intelligemment, d’apprendre aux joueurs à les aimer, à les maîtriser… Bayonetta est très différent. C’est un mélange de tout ce que j’ai toujours voulu en tant que joueur, combiné aux exigences actuelles –graphismes, mise en scène- des gamers. Nous nous sommes réellement investis dans ce titre pour qu’il devienne le maître étalon du jeu d’action en 3D. Pas d’idées compliquées, juste de l’amusement. Pur et simple. Peut-être que sur mon prochain jeu j’utiliserais certaines des idées esquissées durant le développement d’Okami.
Pensez-vous que l’industrie évolue vers quelque chose de moins en moins intéressant pour les hardcore gamers ?
Hé bien, je travaille actuellement sur Bayonetta qui est vraiment dans cet esprit arcade, ce trip hardcore. Je suppose qu’il est vraiment difficile de trouver des jeux qui ont cet esprit hardcore à l’ancienne, du genre de ceux qui m’amusaient lorsque j’étais enfant. Aussi j’ai une question à poser aux développeurs actuels : « Avez-vous seulement posé une seule fois les mains sur ces vieux jeux ? » J’en doute, et c’est vraiment dommage! Avoir des graphismes à la pointe est une nécessité, oui. Mais nous, en tant que créateurs, devons surtout imaginer des jeux qui prodiguent des joies simples. Dernièrement, j’ai remarqué de que de nombreux jeunes développeurs de mon équipe ne savaient même pas ce qu’était Galaxian. Ca m’a déçu. J’ai dû leur faire un cours pour leur expliquer les règles simples, de base en fait, de ce classique ! Comment peuvent-ils oser développer des jeux sans connaître l’Histoire du jeu vidéo ?
Avec Bayonetta, il m’a semblé que vous étiez en quête de fluidité, d’une transition parfaite entre cut-scenes et phases de jeu.
Oui, nous avons tous expérimenté ces jeux où l’on se déplace sur une carte du monde et, soudain, un écran noir, puis une cut-scene démarre, etc. avant de revenir au gameplay. Lassant. Et je dis ça en ayant eu moi-même recours à ce stratagème. Avec Bayonetta, nous avons essayé d’être plus fluide, que l’ensemble coule de lui-même. Nous ne voulons pas que les joueurs sortent du jeu pour ne devenir que spectateurs, mais, au contraire, qu’ils soient toujours absorbés, sous pression, ne sachant jamais quand l’action va redémarrer.
Le modélisateur de Bayonetta a révélé qu’avec la sorcière de votre jeu, il avait voulu créer les fesses parfaites. Et vous, que désiriez-vous créer avec Bayonetta ? Le jeu parfait ?
Je ne pense pas que je créerais un jour le jeu parfait. Personne n’y parviendra. Il n’y a pas de jeu savoureux sans erreur, sans faux pas, sans bug. Ce que je voulais avec Bayonetta, c’est livrer le meilleur jeu d’action en 3D, le jeu où tout ce qui a été imaginé dans le genre est repris et amélioré. Et puis, ça nous a permis de réutiliser à escient toutes nos expériences passées…
Il y a quelques semaines nous avons interviewé un exécutif de Capcom Europe qui nous révélait que « La principale différence entre les japonais et les américains est que les japonais font des jeux pour les joueurs et les américains font du bizness ? » Qu’en pensez-vous ?
Je ne sais pas… Je pense que beaucoup de développeurs japonais font d’abord et avant tout du bizness. J’ai l’impression que chaque créateur dans le monde tend à exploser les ventes de son précédent titre à coups de campagnes marketing. Aujourd’hui, il est impensable d’espérer contrôler le développement d’un jeu de A à Z, des gens en dehors de l’équipe de développement sont placés aux postes stratégiques pour s’assurer que le jeu fera de l’argent. Ici, à Platinum Games, nous ne suivons jamais les idées de notre département marketing. Le look de notre héroïne NDLR: Bayonetta), ils n’en voulaient pas ! Evidemment, ça finit toujours en discussions houleuses…