La longue interview: Ru Weerasuriya

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Directeur artistique et co-créateur de Ready at Dawn, Ru Weerasuriya revient sur son passé chez Blizzard et sur son studio de développement…

(paru dans Joypad 199)

Pouvez-vous me parler de votre tout premier contact avec le jeu vidéo ?

Si je me rappelle bien, j’ai découvert le jeu vidéo chez un ami. Je devais avoir 6 ou 7 ans et c’était Space Monster sur la Philips Videopac. Puis un ami de mon père nous a amené un Acorn Electron, un ordinateur avec des jeux sur cassettes audio. A cause du temps que le lecteur prenait pour lire une cassette, il fallait attendre un quart d’heure, voire une demi-heure, avant de pouvoir jouer. De là, je suis passé au Commodore 64, puis au 128, et finalement au PC. Maintenant que j’y pense, ces premiers contacts ont créé une passion pour le jeu vidéo. Mais, cette passion, je n’ai jamais pensé la poursuivre comme carrière professionnelle.

Votre passif et votre parcours scolaire et universitaire semblent aller dans le sens du design d’automobiles ? Que s’est-il passé ?

La génération d’artistes à laquelle j’appartiens a été très influencée par le design industriel de films comme Blade Runner, Alien ou Star Wars. J’étais aussi fan de voitures et, chaque année, je passais beaucoup de temps au Salon de l’Automobile de Genève. C’est là-bas qu’on m’a présenté l’Art Center College of Design, qui était une des meilleures école de design industriel. Quand j’ai décidé de continuer mes études, je savais que je voulais faire de l’art et j’ai appris que l’Art Center avait un campus en Suisse. J’ai passé trois ans dans ses murs avant de décrocher mon diplôme universitaire. Une fois mes études terminées, je n’étais pas sûr que l’industrie de l’automobile allait m’apporter la liberté artistique à laquelle j’aspirais. Là, j’ai eu la chance de rencontrer quelques unes de mes idoles; des artistes qui avaient travaillé sur les premiers Star Wars. Certains d’entre eux m’ont suggéré d’essayer l’industrie du jeu vidéo. J’ai passé quelques semaines à refaire mon portfolio, puis je l’ai envoyé à Blizzard qui m’a offert mon premier boulot.

Qu’avez-vous appris chez Blizzard ?

C’est à Blizzard que j’ai vraiment appris le coté pratique de la création de jeux. J’y suis arrivé comme artiste et suis parti avec une connaissance plus profonde du développement, et plus précisément du développement de jeux « Triple A » comme on dit au Etats-Unis. Ca vient tout d’abord de la passion que chacun apporte à son travail. C’est une culture de perfectionnistes. C’est aussi une humilité qui amène des gens talentueux à travailler ensembles et facilite la communication, sans préjugés et sans ego. C’est cela que nous avons recrée à Ready At Dawn durant les 6 dernières années, et c’est cet état d’esprit qui nous pousse à toujours vouloir faire mieux.

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StarCraft, WarCraft III, StarCraft: Ghost, puis WoWQu’avez-vous apporté à ces jeux ?

Je suis arrivé à Blizzard durant les six derniers mois de Starcraft. J’ai passé une grande partie de mes journées à dessiner et à tester le jeu. Sur Brood War, j’ai fait du concept et je faisais partie du ‘Strike Team’, une petite équipe qui était dédiée à jouer, critiquer et suggérer des changements au jeu durant le développement. Sur Warcraft III, j’ai eu plusieurs rôles. Au début, j’ai principalement fait du concept de personnages, puis de la modélisation, des textures et un peu d’animation, et aussi un peu de travail sur le script et l’histoire.

En ce temps-là, Blizzard avait une petite équipe cinématique, mais elle n’avait pas encore de département d’art distincte. Un des réalisateurs cinématiques était un de mes amis et je lui ai suggéré que ce serait une bonne idée d’engager quelqu’un pour faire leurs concepts, storyboards, dessins de production, matte paintings, etc. Comme ça n’était pas encore une priorité pour la compagnie, je lui ai dis que je l’aiderai en travaillant le soir sur les cinématiques tout en passant la journée sur le jeu. Donc durant Warcraft III, j’ai essayé de trouver un équilibre entre les deux disciplines et finalement quand le jeu a passé en ‘Internal Alpha’, j’ai convaincu le directeur de la division qu’il allait avoir besoin de moi à plein temps. Durant ce projet, puis sur Frozen Throne, Starcraft: Ghost et finalement World of Warcraft, j’ai continué à faire tout ce qui était concepts, storyboards, matte paintings, etc. pour les cinématiques de Blizzard.

Comment avez-vous vu l’évolution de l’esthétique de l’entreprise vers ce côté cartoon qu’on lui connaît aujourd’hui, et que tout le monde cherche à copier ?

L’esthétique de Blizzard, c’est quelque chose qui s’absorbe et qui évolue une fois que l’on est là-bas. Sammy (ou Samwise comme la plupart des gamers le connaisse), le directeur artistique de Blizzard, est à la base de ce style. Ce qui est intéressant, c’est que cette esthétique a évolué avec les différents artistes qui ont contribué aux jeux de Blizzard. Par exemple, Sammy m’a fait confiance durant Warcraft III en me laissant recréer le look des Trolls et de plusieurs autres personnages en allant au-delà de l’esthétique habituelle. Bill Petras, l’ancien directeur artistique de WoW, a donné une seconde vie à cette esthétique en ajoutant sa propre vision à ce style. De plus, quand l’occasion s’est présentée pour Blizzard de créer leur premier personnage pour console avec Nova Spectre pour Ghost, Chris Metzen, le directeur créatif de Blizzard, m’a demandé de prendre ça en main. Le résultat était un personnage moins « cartoony » mais tout de même pertinent pour le style Blizzard. J’étais personnellement très déçu de l’annulation de Stacraft: Ghost

Comment s’est créé Ready At Dawn ?

Je crois que nous avions tous l’envie de créer un nouveau studio. Didier (NDLR: Malenfant) y avait déjà pensé bien avant de partir de chez Naughty Dog. Moi-même, j’ai eu plusieurs occasions de considérer cette possibilité, mais ça ne m’avait jamais vraiment convaincu jusqu’à ma rencontre avec Andrea et Didier. Je connaissais déjà Andrea après nos années à Blizzard et un ami commun nous a présenté à Didier. Après quelques conversations, on s’est lancé en sachant que nous laissions derrière nous des boulots de rêves. Ce qui est marrant, c’est que ça nous a pris une ou deux semaines pour décider de commencer la boite, mais qu’il a fallu un temps fou pour trouver un nom pour le studio. On est passé par de nombreuses possibilités sans réussir à prendre une décision. On était en plein meeting dans un café (d’ailleurs tous nos meetings se passaient dans des cafés à cette époque) quand Didier a dit: “Faut qu’on donne quelque chose à l’avocat demain pour les papiers de la compagnie… Et si on utilisait nos initiales pour le nom du studio? Ru, Andrea, Didier pour créer un nom, comme Ready At Dawn par exemple? Qu’est-ce que vous en pensez?” On s’est regardé et voilà, 6 ans plus tard, c’est devenu notre identité…

Tout de suite, il y a eu Daxter. Pourquoi ce personnage ? Pourquoi la PSP ?

Daxter est une idée qui a germé pendant que Didier était encore à Naughty Dog. La PSP était annoncée et Jason (Rubin) avait suggéré ça. Daxter était le personnage parfait pour commencer un studio. C’était une licence établie qui avait ses fans, mais Daxter en lui-même n’avait jamais vraiment eu la chance de s’exprimer dans son propre jeu. Dans les jeux précédents, Jak était le muscle et Daxter, l’humour. Il amenait une vivacité et un certain caractère aux jeux.  Dans un sens, c’était vraiment lui le héros. Alors on s’est dit qu’on allait proposer Daxter sur PSP à Sony, et voir ce qu’ils en penseraient.

La PSP était un super choix pour nous. Une plateforme qui avait tout à prouver pour un nouveau studio qui avait tout à prouver. (rires) Comme c’était déjà très ambitieux de créer une compagnie, créer une nouvelle technologie et développer un nouveau jeu, on s’est dit que ça serait mieux de ne pas avoir une trop grosse équipe à gérer. Ca nous a permis de développer la base de notre technologie qui est maintenant sur les consoles nouvelle génération, sans que nous ayons à grandir trop vite.

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Pour le moment, vous êtes surtout connu pour des suites de licences phares sur PSP (Daxter, God of War) ou des remakes pour Wii (Okami)… Comment travaille-t-on sur un jeu aux mécanismes déjà connus, intégrés par le joueur ?

La première chose à faire est de comprendre les développeurs du jeu original et d’apprécier le travail qu’ils ont fait. C’est toujours simple de critiquer les gens, mais c’est bien plus dur de les comprendre. Ca prend du temps et beaucoup de patience. Il faut bien sûr décortiquer les jeux et extirper tout ce qui fait leur base, comprendre ce qui les fait marcher. Mais surtout, à tout moment, il faut rester fidèle à la vision du créateur, même si, certaines fois, l’envie de changer radicalement les choses est prégnante.

Il y a près de deux ans, Jeff Morris, depuis parti d’Epic Games, nous expliquait ses recettes de succès pour une suite, une sequel : 1/3 d’éléments anciens inchangés, 1/3 d’améliorations et 1/3 de nouveautés. Qu’en pensez-vous ?

La recette est la même. Ce qui change, c’est l’équilibre de ces trois éléments et ça dépend vraiment du jeu. Sur Daxter, il y avait beaucoup de choses à créer sans bases, Daxter n’ayant jamais eu son propre jeu. Sur God of War, c’était plus équilibré. On avait la chance de travailler avec des mécaniques de bases solides et on avait la liberté de pousser quelques barrières du coté combat, de l’histoire, etc. Au bout du compte, même si l’équilibre entre ces trois éléments changent, la recette de base reste valable aujourd’hui. D’autant plus qu’elle est aussi valable quand on crée un nouveau jeu et une nouvelle franchise. Le monde est plein d’idées qui ont déjà vues le jour. Il s’agit souvent de savoir comment les utiliser, les changer et les peaufiner pour créer quelque chose de nouveau.

Pourriez-vous nous expliquer votre culture d’entreprise ? Elle semble mélanger celle de Blizzard et celle de Naughty Dog ?

Nous avons eu la chance de beaucoup apprendre à Blizzard et à Naughty Dog. Ca nous a aidé à créer une bonne base. Mais notre culture s’est formée par notre envie de rectifier certaines choses dont nous avons été témoins dans l’industrie. Chez nous, ça s’appelle le ‘No Bullshit Policy’. Nous demandons à notre équipe d’être honnête avec nous et nous leur promettons la même chose en retour, de même que de leur offrir l’opportunité de travailler sur les meilleurs jeux qu’on puisse leur donner. Chez nous, le respect mutuel se forme une fois que les gens voient la contribution que chaque personne amène à l’équipe.

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On dit souvent que travailler sur des suites, ou dans l’univers d’un autre, impose des limites, mais que ces limites permettent de se dépasser en tant que créateur. Pensez-vous que ce dicton est vrai ?

Je crois qu’en travaillant sur l’univers d’un autre, on cherche toujours quelque chose de nouveau qui va différentier notre jeu du précédent. Les limites imposées nous forcent à chercher plus loin des solutions souvent non apparentes. C’est pour cette raison qu’il est souvent plus dur de travailler sur des franchises établies. Pour dépasser ces limites, il faut tout d’abord décomposer et comprendre les bases qui forment un jeu et ensuite rester fidèle à ces bases avec toutes les modification, idées et améliorations que l’on pense amener. Et le reste est une question d’exercice. L’imagination n’est pas une chose acquise mais une chose qui s’exerce; plus l’esprit travaille, plus cela facilite le flot d’idées.

Quel est le plus beau souvenir de votre carrière ?

Il y en a tellement, c’est dur d’en choisir un. Que ce soit la création de notre studio, les nominations pour plusieurs prix à l’Académie d’Arts Interactifs ou aux BAFTAs avec Daxter, les gains de ces trophées avec God of War cette année, tout ces moments ont été importants pour nous. Je crois quand même que la sortie de notre premier jeu en tant que studio a été un moment assez spécial. Nous avons une tradition que j’ai empruntée à Blizzard. Nous fêtons nos Gold Masters avec une petite bagarre au champagne et je crois que les photos de la dernière après God of War sont encore sur notre site…

Personnellement, mes souvenirs les plus chers sont liés à Ready At Dawn. J’ai aussi de très bons souvenirs de Blizzard et de tous mes amis là-bas. Mais de loin, même si ça va vous sembler un peu cliché, mon plus beau souvenir est la naissance de ma fille l’année dernière, qui s’est passée juste après la sortie de God of War. C’est un peu comme si j’avais eu deux enfants cette année. Ca ne fait pas partie de ma carrière professionnelle, mais rien ne peut vraiment se comparer à ça. (sourire)

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