Inconnu du grand public, modeste mais toujours au service du jeu, Dave Jones a, autant qu’un Molyneux, créé des genres et titres qui ont redéfini en profondeur le paysage vidéoludique. Rencontre avec le vrai créateur de GTA.
(entretien paru dans Joypad 208)
Quel a été votre tout premier contact avec le jeu vidéo ?
Ca remonte à loin maintenant ! (rires) Je crois qu’il s’agissait d’un ZX81 en kit que j’ai dû monter à la maison ! J’ai immédiatement commencé à programmer dessus. A l’époque, au début des années 80, je me souviens de jouer à Space Invaders qui venait d’arriver dans les salles d’arcade. Donc, logiquement, je me suis mis à coder des jeux du même genre. C’est vraiment le type de jeux qui m’amusaient sur ZX81 et ZX Spectrum. Un peu plus tard, je suis devenu ingénieur électronique pour les machines Sinclair, et plus je programmais, plus j’avais envie d’en faire mon travail à plein temps.
Mais, grandir à Dundee (Ecosse), cela vous a-t-il freiné dans la réalisation de votre rêve ?
Aussi étonnant que cela paraisse, non ! A l’époque, il y avait peu de gens qui pouvaient dire qu’ils vivaient du jeu vidéo. D’ailleurs, programmer était avant tout un hobby. En fait, c’est avec l’Amiga et mes premiers jeux (Menace, Blood Money) que j’ai commencé à gagner de l’argent. C’est à ce moment que je me suis dit, « Allons-y, devenons pro ! »
Et vous créez DMA Design (aujourd’hui Rockstar North, développeur de la franchise GTA), pour vendre vos premiers titres ?
Oui, nous n’étions que trois à l’époque, et se donner une identité de studio nous a aidé à attirer l’attention de Psygnosis (NDLR : un des éditeurs anglais cultes de la fin des années 80) . Pour le premier jeu que nous leurs avons vendu, nous leur avons demandé un peu d’aide, une sorte d’avance. Ils nous ont envoyé une barrette de mémoire 2Mo pour mon Amiga ! C’est tout ce que nous avons eu… (rires) Il n’y avait pas vraiment d’argent à l’époque. Pour eux, c’était déjà énorme ! (NDLR : Pour en savoir plus sur l’histoire de DMA Design : www.dmadesign.org, un site tenu par Mike Dailly, ancien de studio)
Votre premier jeu, Menace, était un Shoot Them Up. Pourquoi avoir commencé par ce genre ?
Parce que, comme je vous l’ai dit, la plupart du temps, je jouais à des jeux d’arcade : R-type, Salamander, ce type de shooter qu’on trouvait dans les salles. Et pour commencer, rien ne vaut un jeu dont vous connaissez déjà tous les rouages, toutes les ficelles. Et puis un titre de genre était alors beaucoup plus facile à achever. Pour Blood Money, sa suite spirituelle, on a essayé de nouvelles choses, comme cette possibilité de laisser au joueur le choix du niveau par lequel il voulait commencer. Ca vient sûrement d’un jeu d’arcade que j’aimais à l’époque, mais lequel… (NDLR : En fait, Blood Money a été principalement inspiré par Mr. Heli de Irem) A l’époque, tout ce que je faisais c’était d’emprunter aux autres jeux, aux titres d’arcade les plus populaires du moment, et de les remanier à ma sauce.
Et puis, il y a Lemmings, première pierre angulaire de votre carrière. D’où est venue l’idée ?
Si je me souviens bien, on venait juste de terminer Blood Money, et un pack pour Deluxe Paint (NDLR : outil de création graphique sur Amiga) sortait au même moment, Dpaint Animation. Mike Dailly, un de nos programmeurs, est venu avec Deluxe Paint et a commencé à superposer plusieurs calques qu’il avait créés, histoire de mettre en scène une sorte de dessin animé. On y voyait un bonhomme aux cheveux bleus qui gravissait une colline et, en haut, se faisait tuer par une arme à feu. Gary a copié ce personnage une centaine de fois, avec un léger retard dans le cycle d’animation pour chacun, et s’amusait avec ça quand je suis passé dans ce dos et lui ai dit « Tu sais, je crois qu’on pourrait faire un jeu avec ça ! Peut-être en essayant d’empêcher le personnage de se faire tuer ?» Et tout a découlé de là… A l’origine, il ne s’agissait que d’un test d’animation pour un autre titre que nous avions en tête, Walker ! Quant au nom du jeu, j’ai eu une illumination. Tout de suite, j’ai pensé à Lemmings. J’avais sans doute vu un documentaire animalier sur leur suicide collectif quelques semaines avant. C’est vraiment inhabituel, parce que, normalement, vous nommez un jeu une fois qu’il est déjà en production, pas avant d’avoir même commencé le développement !
Pourquoi les avoir affublés de cheveux verts ?
Je pense que c’était parce que nous développions en même temps une version PC, et qu’à l’époque la plupart n’avaient accès qu’à quatre couleurs. Juste une question de technique. Et pourtant, je pense qu’ils ont plus marqué ainsi stylisés que si on avait reproduit de vrais lemmings !
Quelques jeux ont suivi, dont l’excellent Hired Guns. Et puis GTA.
En fait, pour GTA, notre objectif était de faire un jeu de course auto différent, où l’on pourrait sortir de la voiture, marcher. Et il y avait cette volonté de créer une ville aussi grande que possible, avec le maximum d’objets interactifs possibles. Tout, en fait, a commencé par une simulation de vie urbaine où le joueur pourrait recréer sa vie de tous les jours : monter dans le bus, s’arrêter aux feux rouges… et de laisser le joueur s’amuser avec ça. Nous étions très créatifs à DMA, avec toujours six à sept projets en développement, et toujours de nouvelles idées, de nouvelles IP à creuser. Nous avions l’habitude de créer de nombreux prototypes et Grand Theft Auto était un de ceux-là. La chance, ou le flair, a voulu que nous en fassions un vrai jeu !
Aviez-vous l’impression de créer quelque chose de nouveau, sachant que David Braben avait déjà lancé Elite dans le genre « monde ouvert » ?
Je n’ai jamais joué à Elite… (rires) En fait, nous savions que personne, ou presque, n’avait travaillé avec ce style de monde ouvert, et surtout ce background contemporain. D’ailleurs, il n’existait alors aucun terme pour définir ce genre d’univers. Sandbox, open world sont des termes de game design qui sont apparus plus tard. En fait, c’était comme avec Lemmings. C’est uniquement quand on appelle les jeux qui vous copient « machin-chose-like », comme GTA-like ou Lemmings-like, qu’on se rend compte qu’on a posé les bases d’un genre vidéoludique.
Et il y a eu de nombreuses controverses !
Ce qui est drôle, c’est qu’une grande partie de ces polémiques avaient été prévues durant le développement ! L’attaché de presse de BMG, Max Clifford, a en effet marketé le jeu de façon à ce qu’il fasse la une des journaux. Sans l’avoir vu, tous les journalistes savaient qu’il y avait ce jeu horrible où l’on écrase des innocents, que l’on y tuait des policiers… Nous, innocemment, nous ne pensions pas qu’il était possible de vendre un jeu selon cet angle, mais BMG qui venait de l’industrie du disque avait d’ores et déjà compris que faire parler de GTA était plus important que de le montrer. D’où de nombreuses controverses provoquées à escient par le service marketing ! Tout était planifié ! (rires)
Après la sortie de GTA 2, vous quittez DMA Design, le studio que vous aviez fondé. Pourquoi ?
A ce moment, l’entreprise allait être rachetée par Take Two, et je savais, après avoir fourni deux épisodes, que la licence n’allait pas s’arrêter en si bon chemin. J’avais besoin de changement et je ne voulais pas continuer dans cette voie. Et puis, j’étais beaucoup plus dans une optique de jeu en ligne à cette époque, et j’avais envie de créer quelque chose dans cette sphère. En fondant Realtime Worlds, j’étais à nouveau libre d’imaginer ce que je voulais, de la façon que je voulais. Bref, de créer à mon rythme.
Quelle est, aujourd’hui, votre opinion sur la franchise GTA ?
Génial. Je suis toujours fan de la série. Les frères Houser ont réellement faits quelque chose d’intéressant avec. Mon épisode préféré reste néanmoins Vice City, le seul à réussir à équilibrer parfaitement l’humour. Tout le contraire de San Andreas, trop sérieux à mon goût, trop cinématographique.
Vous avez travaillé avec les frères Houser ?
Dès le premier GTA, les Houser étaient là, en tant que producteurs pour BMG. Ils étaient vraiment passionnés par le jeu, avaient une véritable vision de ce qu’il était possible de faire avec en termes narratifs, des principes à améliorer. Nous avions des perceptions très différentes de ce que devait devenir GTA.
Crackdown et A.P.B. sont-ils vos versions personnelles de GTA ? Ce que vous en auriez faits si vous étiez restés chez DMA ?
Oui, on peut dire ça. Comme je vous l’ai dit, je ne suis pas fan de San Andreas, un jeu qui oubliait un peu le joueur et la jouabilité. Telle qu’elle est aujourd’hui, la licence GTA se veut plus orientée histoire, personnages, situations, tout en mettant de côté ce qui prime à mes yeux : s’amuser avec la maniabilité. Avec Crackdown, la proposition est plus simple : voilà la ville, elle est entièrement ouverte, vous pouvez sauter sur les toits, faire tout exploser. Maintenant, amusez-vous avec ça. C’est un peu l’angle que nous avions avec le premier GTA sur PC. Pour A.P.B., le but original était de créer une ville gigantesque, avec des centaines de citoyens, de véhicules… Mais, avec la technologie actuelle, pouvions-nous transformer cet espace de jeu en solo, comme dans les GTA, en jeu online ? Etions-nous capable de lancer une centaine de joueurs dans ses rues ? C’était vraiment ça la vision originale. Imaginez, des gangs qui s’affrontent sur une même map, avec tous ces civils, toutes ces possibilités d’interactivités avec le monde, les véhicules…
En gros, A.P.B. revient aux bases de GTA, avec le fun que la série a oublié !
En fait, nous avons cernés ce qui passionnait vraiment les gens dans GTA, les mécanismes qui les amusaient, comme dérober une voiture, faire des courses poursuites à toute berzingue dans la ville… Et de là, nous avons créé des dizaines des missions pour chacun puisse s’y retrouver.
Peut-on dire que vous êtes plus intéressés par la jouabilité que par l’histoire ?
Chez Realtime Worlds, nous avons des gens qui travaillent sur le design des personnages, sur le scénario, sur tout ce qui fait un univers cohérent. Moi, ce qui continue de m’intriguer, c’est le gameplay, la maniabilité, savoir que le jeu se prend facilement en main. Pourquoi ? Tout simplement, parce que c’est la seule manière de s’assurer qu’il survivra au temps. L’un des meilleurs exemples du genre, c’est Counter Strike. Il n’y a ni personnage, ni dramaturgie, pas de monde persistant, rien. Et pourtant, après plus de dix ans, il est toujours joué par des millions de fans. Son succès, il le doit à une mécanique huilée, parfaite de précision. C’est quelque chose auquel vous pouvez jouer des heures sans vous arrêter. On peut difficilement dire la même chose de jeux très narratifs !
Aujourd’hui, le genre sandbox/monde ouvert est très à la mode… Pourquoi ?
C’est vrai, beaucoup de gens aiment ça. Je pense qu’une grande partie des joueurs en ont assez des histoires linéaires avec des cut-scenes à fusion. C’est un modèle qui a fait son temps. Si je veux une histoire, telle qu’on la racontait autrefois, je vais voir un film ou je lis un livre. Je pense qu’actuellement nous en sommes encore aux prémisses du genre. Avec une technologie allant en s’améliorant, les interactivités seront de plus en plus nombreuses. Bientôt, on pourra créer des univers incroyables où le joueur aura l’opportunité de faire tout ce qu’il veut, de créer sa propre expérience. Crackdown allait dans ce sens. A savoir que les mécanismes étaient au service du joueur et qu’ils pouvaient eux-mêmes imaginer leur propre histoire. D’ailleurs les joueurs se racontaient leurs meilleurs moments sur nos forums, et aucun n’avait vécu la même histoire, les évènements ne s’étaient pas déclenchés de la même façon, dans le même ordre. Avec un jeu linéaire, vous ne pouvez pas avoir ce genre de conversation. Puisque tout le monde vit la même chose, au même moment. Avec un monde ouvert, ce sont les joueurs qui se racontent des histoires, pas les designers qui les imposent.
Et, a contrario, il semblerait que certains joueurs reviennent de ces mondes ouverts ?
Je sais, mais j’ai un peu de mal à le comprendre. Il y a de grands jeux linéaires: Half-Life, Half-Life 2, Gears of War… Des jeux qui, par leur narration, vous immergent. Mais, ce qui arrive, c’est que ces jeux se terminent en quelques heures, et quand vous les avez finis, vous les avez finis. Et puis, il y a tout le pendant online sur lequel vous allez passer beaucoup, beaucoup plus de temps à jouer avec vos amis. Je pense qu’il devient de plus en plus cher de produire ces jeux linéaires, bourrés de cut-scenes, alors qu’ils ont une durée de vie très courte. Au contraire, avec un titre online chiadé, une maniabilité étudiée, ce sont des centaines d’heures qui vous attendent.
Est-ce que le online et les MMO sont les média que le genre GTA-like doit maintenant explorer ?
Tout à fait. Tout ça, principalement en raison de l’I.A. Développer des scripts d’intelligence artificielle est quelque chose d’intéressant, mais, en même temps, de très chronophage pour une équipe. Et gérer tous ces citadins en même temps tient du véritable casse-tête. C’est vraiment dur de réussir une I.A. Vous devez tout prévoir, penser à toutes les situations que peuvent rencontrer les personnages du jeu. Alors qu’en remplaçant ces I.A. par de vrais joueurs, vous gardez une véritable fraîcheur, un véritable dynamisme à votre environnement. Dans A.P.B., il y a des civils, mais ils ne vous combattent pas, ils fuient ou vont se cacher lorsque les balles commencent à pleuvoir. Et puis, avec le online, vous pouvez, comme dans A.P.B., pousser les joueurs vers un pendant plus naturel et plus social du jeu vidéo, solliciter leur imagination pour qu’ils customisent leur gang, créent des logos, des chartes de couleurs… Au final, le but est de remplacer tous les personnages gérés par la machine par des joueurs !
Ce qui veut dire qu’A.P.B. sera encore en travaux à son lancement ?
Absolument. A.P.B. va sortir comme le premier GTA sur PC, comme une base qui va sans cesse s’améliorer par le biais des joueurs. Une demande de leur part et nous serons capable de modifier le jeu avec de nouveaux contenus. Plus il y aura de joueurs, et de retours, plus la technologie sera optimisée. Pour nous, c’est l’opportunité de créer un monde d’interactions pures entre la communauté et l’équipe de développement. D’où une seule version annoncée sur PC. Nous voulions d’abord nous focaliser sur celle-ci, l’améliorer autant que possible avec la communauté de joueurs, et pouvoir en garder le contrôle total. De là, notre éditeur semble dire qu’il y a un vrai public pour ce type de jeu sur consoles. Donc il y a des chances que A.P.B. y soit adapté !
Bref, APB est une réponse online aux modes de GTA IV ?
Oui, mais je ne les blâme pas, ce n’était pas leur but principal ! Pour eux l’objectif était de rendre un jeu offline, solo, parfait. Le online, ce n’était que pour faire durer un peu le plaisir ! Au contraire d’eux, nous n’avons pas d’histoire, on avons pu commencer à penser au online directement, sans nous encombrer l’esprit avec un mode solo.
Pour revenir à votre carrière, vous avez fondé vos deux studios à Dundee. Pourquoi ?
Ah… Tout simplement parce que j’ai toujours vécu ici. Et puis, j’ai beaucoup d’amis ici, des gens de DMA, de Realtime. Nous sommes tous ici depuis près de vingt-cinq ans, nous avons nos familles ici à Dundee. Néanmoins, cinquante pour cent de notre équipe à Realtime vient de l’étranger, même si les universités de Dundee donnent des cours de Game Design, il est toujours difficile de recruter sur place. Nous sommes toujours à la recherche de gens qui ont envie de projets originaux. Ils en trouveront toujours ici !
En fait, de Lemmings à A.P.B., toute votre carrière est tournée vers l’originalité, vers la recherche de nouvelles IP !
C’est vrai, je n’ai jamais travaillé sur de longues franchises ou sur des conversions. J’aurais pu le faire, facilement, mais ça ne m’a jamais passionné. J’ai toujours été attiré par le nouveau, j’aime quand les gens se disent « Ho, c’est nouveau, j’ai envie de jouer à ça ! », qu’ils expérimentent de nouvelles choses. Etre unique, original, oui.
En portant un regard sur votre carrière, pensez-vous avoir toujours faits les bons choix ?
(rires) J’essaye de ne pas trop y penser ! Là, j’ai ce projet que je porte depuis quatre ans avec toute mon équipe, et, en fin de compte, quand je doute, je me dis que le principal, c’est de créer de bons jeux, amusants, agréables. Bref, je m’assure que tout marche bien, que notre jeu tourne nickel et sans bugs. Au pire, quand les journées sont vraiment trop longues, je me rappelle que j’ai fait Lemmings, GTA ou Crackdown avant. Et, donc, que j’ai fait les bons choix à cette époque-là !