It’s Just an Illusion (BioSchock Infinite)

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Tour de passe-passe en équilibre précaire, BioShock Infinite aura non seulement réussi à tromper son monde par un discours socialo-religieux en toc, mais aussi à cacher du plus grand nombre un objectif bien plus pertinent : déconstruire le FPS narratif, tout en opérant un retour à ses fondements forains. Ouch !

Là, sur une scène (On nous pardonnera cette introduction qui rappelle Le Prestige de Christopher Nolan, même si certaines thématiques de BioShock Infinite en semblent issus – le baptême, le laïus de Comstock sur le nouvel homme qui sort de l’eau et celui qui y reste-, résurgences, semble-t-il, d’une lecture du Siddhartha de Herman Hesse), il y a un homme, seul, assis dans l’ombre. Il se nomme Ken Levine. On le dit développeur, mais, le plus souvent, il donne dans l’illusion, dans la magie, le « faire croire » de choses qui ne sont pas. Il connaît son public par cœur : journalistes, joueurs et critiques qui vont s’amasser d’ici quelques minutes devant lui, dans cette boite qui sert de théâtre à ses tours. Eux aussi le connaissent, ainsi que sa propension à trop en faire, à détourner l’attention pour mieux les retourner dans un dernier looping émotionnel. Ils s’y attendent, ils savent que ça va arriver, sans savoir ni quand ni comment. Toute l’astuce, pour Levine, tiendra donc la manière de distraire leur attention pour, en coulisses, accomplir quelque chose de plus grand, de plus fort encore que précédemment. Mais, cela, la plupart ne le verront pas…

Pour la plupart des commentateurs, décrypter, critiquer un jeu vidéo, c’est fouiller –intuitivement, inconsciemment- du côté d’un arrangement incertain entre héritage du jeu d’arcade, mécaniques internes de jeux de plateau, grammaire cinématographique, et parfois représentations sociales. Pour d’autres, ce sont les sources encore antérieures, préhistoriques –l’ADN ?-, qui priment, se déploient et s’inscrivent, se lisent, dans chaque fibre de l’œuvre vidéoludique. Bioschok Infinite, lui, a surtout eu le droit à la première approche, les journalistes dissertant sur sa reproduction sociale et politique d’une Amérique façon 1900, sur une rythmique/construction narrative à la fois inhabituelle, et pourtant familière. Des analyses et grilles très orientées qui oublient parfois l’essentiel : regarder le jeu tel qu’il est, tel qu’il se présente, au tout premier degré, nu, débarrassé du bruit narratif, débarrassé des distractions mises en place par Levine. En fait, c’est comme si l’attention détournée par des thématiques juste effleurées – religion, politique, racisme- et/ou un habillage « hypé » par le marketing, ces commentateurs avaient espéré voir autre chose en Infinite qu’un simple tour de manège/magie, qu’une simple attraction de fête foraine, automates et roller coaster en prime. Et pourtant il suffit d’un ticket, d’un anodin ticket pour que toute l’expérience BioShock Infinite bascule dans cette direction, et se mette discrètement, en tant que pur héritier des parcs à thèmes, à disserter sur la structure même des jeux vidéo, des FPS.

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Oui, tout est là, immédiatement sous les yeux, comme offert au premier regard. Il y a d’abord ce voyage vers le ciel, cette exposition grandiloquente, reproduction inversée de celle du premier BioShock. Impossible de ne pas y voir une référence directe aux attractions des parcs à thème, et surtout à l’une de leurs premières exploitations commerciales (Voir cet article) Les thématiques sont différentes certes, mais la structure identique : entrée dans un sas/véhicule, décollage, vol au-dessus d’une cité, puis atterrissage dans une caverne, premier lieu de l’exploration de cette terra incognita. Dans Infinite, le joueur est alors pris par la main pour une promenade où sont annoncés thème religieux – citations, statues, autels et cultistes-, ainsi que la sainte Trinité de Columbia: Comstock, son épouse et l’agneau/Anna/Elizabeth. L’utilisation d’une scénographie typiquement religieuse n’a ici pour objectif, comme dans une cathédrale lors des processions les plus marquantes, que de pousser le joueur à l’admiration, à la contemplation extatique, bref à le conditionner. De la pure mise en scène – reprise plus tard lors du mélodrame quasi opératique des Comstock- qui se poursuit jusqu’à une célébration qui révèle les véritables intentions du projet, avec sa parade de chars, ses kinétoscopes, ses jeux de tirs : BioShock Infinite n’est qu’une pure attraction. Mais, et cela c’est nouveau dans le jeu vidéo, il le revendique clairement, dans son esthétique, ses mécaniques, ses scripts, et jusque dans la structure de ses niveaux, toujours trois mouvements : exposition, interaction et attente.

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On l’a vu avec l’exposition religieuse, BioShock Infinite imprime ses inspirations graphiques : Chicago 1893 – la cité blanche inspirée par l’Oz de Frank L. Baum-, d’où émerge le terme de Midway, oui, mais aussi des ambiances moins évidentes, historiquement parlant. On pense à cet asile en ruine, reprise de l’esthétique urbaine et des enfants masqués de Come to Daddy d’Alphex Twin, ou à certains passages plus sombres, dignes de Poe, tel l’antre de l’Ordre fraternel du Grand Corbeau. Passer de la fête foraine de BI à cet Ordre, c’est comme errer entre Main Street et la maison hantée de Disneyland Paris. Dans chacune des phases d’exposition d’un quartier (la procession du début, la baie du cuirassé et sa plage, l’usine de Fink, Shanty Town), Bioshock Infinite renvoie aux devantures/façades de ces attractions : quelques scénettes (avec souvent une mise en scène des thèmes sociaux), des bonimenteurs/voix-off appuyant le propos de ladite séquence, une ambiance sonore, et puis ces personnages aux comportement aussi rigides que les automates/scripts des palais de la peur ou de la glisse, sortant leurs trois-quatre tirades, puis se plongeant dans un mutisme absolu. Oui, des automates virtuels, à peine plus vivants que ceux de Pirates des Caraïbes chez Disney, ou d’un Donkey Wonder. D’ailleurs, la première rencontre avec les « jumeaux » Lutèce s’avère particulièrement révélatrice à ce sujet. Une fois leur dialogue terminé – Pile ou Face ?-, ils se détournent du joueur, se mettent à l’écart, et se tiennent cois. Si le joueur demeure immobile, Rosalind l’invective alors pour son manque d’initiative (« En gros, lance donc le script, banane ! »). Puis, dans un deuxième temps, elle déclare qu’elle va se mettre en boucle et répéter les mêmes phrases. Là, on peut évidemment y voir l’idée de boucle temporelle, mais aussi celle d’automates/scripts en routine. Enfin, pour clore sur cette réappropriation de l’esthétique foraine et de sa mise en condition, citons les spectacles de marionnettes, les deux Dark Ride piétons rejouant (et orientant) Wounded Knee et la Révolte des Boxers, voire même ce passage à la plage et ses plagistes qu’on dirait issus des archives 1900 de www.retronaut.com

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Une fois la devanture/façade passée, et le prétexte narratif de chaque niveau/manège écarté, Infinite s’aventure dans un deuxième mouvement, du côté de l’action, avec des gameplays totalement inspirés des fêtes foraines : les rails en boucle – encore ?- et leur physique de montagnes russes – presque une métaphore de la rythmique même de la narration d’Infinite-, les Handymen dignes des cibles de shooting gallery mécaniques et électroniques avec leur cœur bien en évidence, les distributeurs de « friandises » (balles, potions et autres moyens d’interaction avec le jeu)… Enfin, dans un troisième temps – un temps sans tension, comme un passage à vide-, Infinite reprend à son compte le fantasme de l’introduction dans les coulisses, de l’après fermeture du parc. Une fois tous les adversaires à terre, exsangues, déjà disparus, il ne reste plus que les distributeurs, leurs automates, mélodies et laïus qui, mécaniques rigides, tournent en boucle et résonnent dans le vide sonore, vide que seuls Voxophones jusqu’ici oubliés parent d’un masque du vivant. Presque l’impression de revenir à Rapture, dans cette silencieuse, étouffante post- « apocalypse » -la guerre civile qui détruit la cité sous-marine de l’intérieur. Et puis, il y a Elizabeth – « cette princesse qui est dans un autre phare» –  qui crochète chaque porte croisée, qui, on l’espère, va dévoiler chaque secret caché. On passe derrière le carton-pâte, derrière l’illusion (de l’attraction, du réel… des structures du jeu vidéo). Sauf que, derrière cette fiction, là où on espérerait une « réalité », du concret, il n’y a que d’autres fictions, elles aussi lancées sur des rubans de Möbius, en répétition constante, avec leurs bégaiements/asynchronismes propres. Frustration ?

Mais Irrational ne s’arrête pas là, et pousse plus loin encore le rapport entre son titre et sa mise en scène de foire: ces images, ces séquences qu’on cherche à analyser via une grille de lecture sociale, ce n’est que du zeigeist, l’air du temps, la petite chanson de l’époque. Chez Merlanfrit, (http://merlanfrit.net/Metropolis-en-bouillie), je cite : « Dès qu’une idée semble prendre corps, le jeu l’esquive par le biais d’une sorte de bonneteau thématique, avant de devoir révéler qu’il n’a rien à dire que des banalités (je vous résume : la famille c’est important, le remords ronge, la religion aveugle, le racisme c’est mal, mais la révolution ce n’est guère mieux…) : tout un chacun saura pêcher son petit conformisme. » Oui, c’est totalement vrai. Parce que ces thèmes, ainsi qu’on l’a dit, ne sont que cela. Des thèmes de parcs à… thèmes, des façades d’attractions, il n’y a pas à chercher plus loin, plus profond que des mises en ambiance aux allures de clichés. Car, et BioShock Infinite l’assume, Levine n’a pas grand chose à dire sur les époques passées. Ce ne sont que des cartes postales, des pics visibles ou ruptures profondes de l’Histoire illustrées, des mises en ambiance (voir mon interview de Levine, originellement sortie dans Joypad), presque des prétextes à l’action, à l’aventure, à une narration plus architecturale, plus environnementale que dialoguée. Un air du temps illustré, en fait.

L’autre question que pose BioShock Infinite, c’est la réception des journalistes et critiques. Etonnamment, alors certains voient le « truc », le touche presque du doigt (L’article, l’intertitre « Au pays des automates »), peu se penchent plus longuement sur cet angle précis, ne lisent BioShock Infinite qu’au travers de la grille de lecture normalisée, codifiée à l’extrême, de la review, du test : le jeu vidéo (le FPS/RPG/TPS, Rayez le mention inutile), et ce qu’il doit (aujourd’hui) être. Dr Loser sur Nofrag dit « Le vendeur et le passant se regardent, et ils ne font plus rien… Les PNJ de Bioshock semblent tellement dénués de vie que je me suis souvent demandé si ça ne faisait partie du scénario. Malheureusement, non. » Non, ça ne fait pas partie du scénario, mais peut-être plus largement d’une volonté de déconstruire le genre FPS scripté, de mettre en avant cette « illusion » de monde vivant vers laquelle tend la majorité des jeux actuels, alors qu’il n’y a que scripts comportementaux minimalistes, linéarité et interrupteurs. (Notons que le jeu a aussi provoqué de nombreuses réactions du côté des développeurs. Ici, un texte d’Adrian Chmielarz (Bulletstorm) et des liens très intéressants sur le sujet : Ici) On vous rappelle l’exemple déjà cité des « jumeaux » Lutèce… Mais, pour le saisir, il est nécessaire de revenir à ce qu’est BioShock, aux lieux que l’on visite. Dans leurs univers virtuels respectifs, Rapture, Columbia ne sont que « fictions » architecturales, hors de leur temps propre, en décalage complet avec l’Histoire. Avec Columbia, la mise en abyme est encore plus prononcée puisqu’il s’agit d’une reproduction/traduction d’un lieu réel – l’exposition universelle de Chicago 1893-, reproduction dans laquelle le joueur se déplace virtuellement. Du carton pâte en polygones ?

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Un fois accepté le carton pâte et la foire, une fois intégrée l’idée que BioShock (depuis le premier volet) n’est que du « faux », du toc volontaire, d’autant plus factice que construit dans l’idée d’imprimer l’idéologie d’un pouvoir – et de provoquer le joueur, en totale opposition-, tous les éléments d’abord discordants, tels les aliments à ramasser à la volée, tels les Voxophones et leur étrange placement, s’admettent plus facilement. Ce dernier « outil » narratif, inspiré de System Shock et de Spoon River Anthology de Edgar Lee Masters (Source) permet non seulement à Levine de donner corps à ce zeitgeist, mais aussi de déployer une choralité, un flot de conscience, comme un bruit de fond, comme des bouts épars de conversations qu’on attrape à la volée. On vous renvoie à toute une littérature moderniste et post-moderniste sur le sujet, soit de The Waste Land d’Eliot à Pynchon, en passant par James Joyce. Tout comme l’architecture, les passés personnels narrés et l’Histoire ne sont que des moyens. Ici, il ne s’agit pas tant d’immerger le joueur que de lui donner les quelques clefs de compréhension nécessaires d’un univers/temps réinterprété (une autre époque, c’est souvent un autre monde) qui n’est pas le sien, qu’il ne peut donc pas accepter. Et ces voix du passé, inscrites/posées dans le décor comme parties intégrantes de ce dernier, en sont les témoignages. Seule la modalité (le Voxophone de polygone donc), elle, peut encore poser problème.

Enfin, on a glosé sur la répartition mal équilibrée de la narration, sur ce dernier looping narratif long d’une quinzaine de minutes qui dirait tout. Comme si, après des heures de shoot ininterrompues, Levine se rappelait qu’il avait une histoire à raconter… Et, pourtant, chaque Voxophone déniché – encore faut-il en avoir l’envie !-, ouvre sur de nouvelles interprétations possibles, sur de nouvelles voies, l’ensemble construisant un puzzle qu’il faut aussi déchiffrer. Et, pourtant, l’architecture et les cut-scene sont nombreuses, très largement éparpillées durant la progression. Ah, oui, en fait, ce qu’on ne pardonne pas à BioShock Infinite, c’est cette fin, cette volonté de tout lier, de donner sens. Certains critiques ont dit en être « dépossédés », de cette fin. Comme si elle s’accomplissait sans eux. Oui, comme ce dernier looping d’une montagne russe – on y tient-, alors que l’appréhension atteint son pic – le dernier, c’est toujours le plus remuant alors que la vitesse s’accélère. Et pourtant, le joueur est toujours là, à interagir, à pousser les sticks, à croire qu’il a toujours le contrôle sur le déroulé des évènements. « Tout est sous contrôle, monsieur Durden ! », rappelle un des sous fifres de Tyler Durden dans Fight Club. « Mais, oui, tout est sous contrôle. » soutient Ken Levine, rassurant, alors que son audience commence à s’inquiéter. Et puis la chute, la trahison… Et la plus grosse partie du public applaudit. L’autre, maugréé, et ne pardonne pas cette rupture des codes et normes, que le contrat tacite entre le jeu et le joueur ait régulièrement été rompu dans ce BioShock, cette dernière séquence se révélant point culminant de cette trahison constante à la sainte « immersion »

Pour les convaincus, il y a l’envie, presque immédiate, de reprendre ce ticket, là, de refaire un tour intégral, histoire de provoquer l’ironie dramatique (ma review du jeu sur jeuxvideomagazine.com qui revient sur cette idée d’ironie dramatique provoquée: Ici) , de vérifier que la mécanique du tour ne peut être mise à défaut. Cette fois, maintenant que le tour a été éventé, dévoilé, que Levine a « récolté » son Prestige, tout sera vraiment sous contrôle.

Etrange équilibre donc que celui de cet Infinite où rien n’est ce qu’il semble, terré derrière l’illusion: aller-retour constant dans les coulisses (des attractions, des réalités), fausses identités qui tombent en miettes, villes de carton-pâte qui s’écroulent, souvenirs en toc… D’où cette instabilité d’une narration qui veut convaincre de la crédibilité de son univers (de toc) tout en le structurant, et le présentant par ses effets, comme une fiction. Comme un jeu vidéo, donc, mais sous une forme presque primitive qu’il assumerait totalement: le fond (Columbia est une attraction, du faux) renvoyant à la forme (le jeu vidéo dérive historiquement des attractions, n’est que du virtuel) En fait, ce n’est pas tant ce qu’il est que ce qu’il dit sur le jeu vidéo, sur son héritage direct, en soubassement, comme structure mentale constitutive, narrative et rythmique, ou sur la réception d’œuvre autre qui en fait un intriguant objet d’analyse.

(Cet article a d’abord été publié chez Merlanfrit)

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