Vétéran du RPG à l’occidentale, Brian Fargo a traversé les décennies, les divers âges du genre, avant d’être mis au placard par l’industrie. Du moins jusqu’à son retour avec Hunted: The Demon’s Forge.
(paru dans Joypad 211)
Quel a été votre tout premier contact avec les jeux vidéo? Avez-vous eu rapidement le déclic, tout de suite l’envie de devenir développeur?
Je ne sais pas si je devrais le dire… Je vais encore passer pour un vieillard qui a tout vu de l’histoire du jeu vidéo (rires)… Bon, mon premier contact, quand j’étais enfant, ça a été avec le Magnavox Odyssey, une machine vraiment basique. Tous les jeux s’inspiraient plus ou moins de Pong, avec cette boule qui se déplaçait dans tous les sens, rebondissait aux quatre coins de l’écran. Et, si vous ne jouiez pas à Pong, il fallait placer un calque en Mylar (NDLR: en plastique) sur l’écran, qui était maintenu en place par l’électricité statique. Par exemple, il y avait un jeu avec une maison hantée et ses différentes pièces, et la balle qui dinguait entre ses murs, se comportait comme un fantôme. Tout ce que vous aviez à faire, c’était de déplacer deux blocs blancs… Et votre imagination faisait le reste. Vraiment, vraiment basique! Quant à mon envie de devenir développeur de jeux vidéo, elle est venue plus tard, alors que je sortais du lycée. En fait, comme beaucoup de jeunes gens à l’époque, j’étais persuadé que je pouvais faire beaucoup mieux, même avec mes maigres moyens, que ce qui était disponible sur le marché. Et, puis on ne pensait pas vraiment pouvoir faire carrière ou simplement en vivre à l’époque, l’industrie était si petite, si ridicule en taille. Gagner un peu d’argent avec notre hobby était déjà un objectif en soi.
Le sous-titre de Hunted est: The Demon’s Forge, ce qui était aussi le titre de vôtre premier jeu en tant que designer. Est-ce un moyen de créer une sorte de lien, de continuité entre vôtre passé le plus lointain, et vôtre présent?
(rires) On peut dire que vous avez bien cherché pour le retrouver ! Il est vrai que le tout premier jeu que j’ai créé se nommait The Demon’s Forge. Mais il n’y a pas eu d’effort conscient pour lier Hunted à mon passé. Quand nous avons commencé à développer Hunted, nous utilisions « Demon’s Forge » comme titre de travail pour le jeu. C’en est devenu le sous-titre pour deux raisons. 1) parce que Bethesda le trouvait particulièrement à son goût.2) parce que le terme Hunted (NDLR: Chassé) ne parvenait pas à rendre avec suffisamment de précision la tonalité Dark Fantasy que l’on trouve dans le jeu, tout le côté crânes, cuir et épées.
Vous pourriez nous en dire en peu plus sur ce The Demon’s Forge, sorti en 1981? Quel était votre objectif à cette époque?
Pour moi, le Demon’s Forge original était principalement un exercice de programmation, un moyen de m’entraîner au développement de jeu. J’ai tout fait moi-même sur ce titre: les graphismes, le scénario et le codage. Et, comme la plupart de mes collègues développeurs amateurs, j’ai dupliqué tous les disques moi-mêmes. A l’époque, la débrouillardise était le maître-mot… Quant à l’écriture, j’étais vraiment un gros fan des jeux d’aventure textuelle de Scott Adams (NDLR: L’un des pionniers du genre, il est le créateur de la série Adventures. Il est possible de télécharger et de jouer à l’ensemble de sa production des années 80, via son site officiel www.msadams.com), et j’ai essayé de capturer les vibrations de ses titres. Les aventures graphiques de Sierra Online faisaient aussi partie de mes inspirations. Je dois avouer que certains de mes puzzles étaient au moins aussi incompréhensibles que ceux de Scott Adams !
Certains joueurs nostalgiques ont l’impression que les RPG des années 80 (The Bard’s Tale dont vous êtes le créateur, les Ultima) sont plus intéressants, plus prenants et prégnants que ceux que l’on peut trouver aujourd’hui sur le marché. Pour quelles raisons à votre avis? Les mécanismes? La difficulté?
La difficulté des titres, je pense, associée à l’absence de limites pour les développeurs qui pouvaient alors créer des jeux aussi complexes qu’ils le désiraient. Tout ça attire les joueurs qui ont commencé il y a très longtemps, et sont en manque de challenges à leur taille. Aujourd’hui, pour des raisons liées au marché, il nous faut équilibrer la difficulté entre les utilisateurs novices et les joueurs hardcore. Par exemple, ne pas être capable de sauvegarder à n’importe quel moment du jeu peut créer une véritable tension qu’il est impossible de trouver dans les titres actuels (NDRL: A part dans Demon’s Souls évidemment). Pour la plupart des joueurs, le temps est une variable ultime, et être dans la position potentielle de perdre cinq heures de jeu investies était suffisant pour faire transpirer de terreur n’importe qui. Souvenez-vous des donjons de Bard’s Tale! Impossible de sauvegarder tant que vous n’en étiez pas sortis. Aujourd’hui, il est impossible de proposer le même type d’expériences. Par exemple, sur Hunted, les éléments hardcore sont placés sur des chemins secondaires. De cette façon, nous pouvons proposer des épreuves aussi difficiles et punitives que nous le voulons, puisqu’elles sont optionnelles, n’ont pas de réelles influences sur la scénario principal.
Après avoir été dirigeant d’Interplay pendant des années (NDLR: Brian Fargo ne veut pas revenir sur cette période, malgré une dizaine de questions posées sur le sujet), vous avez créé InXile. Quelle était vôtre ambition pour ce label?
D’abord, je voudrais rappeler une chose: depuis que InXile a été créée, l’industrie a changé radicalement. Les budgets ont explosé, les réseaux sociaux ont émergé et sont devenus indissociables du jeu vidéo, les iPads prennent de plus en plus de place dans les conversations entre développeurs… Notre but principale a été, dès le début, de faire preuve d’une grande personnalité dans nos jeux, de faire en sorte que chacun de nos titres soit reconnaissable par les joueurs. Il est vraiment difficile de conserver un game design constant lorsque plus de 300 personnes effacent quotidiennement des cases sur le tableau des tâches à faire. Nous essayons de garder notre personnalité au-delà de ces processus de développement en mettant en avant la vision du directeur ou du producteur au-dessus de celle de l’équipe. C’est un choix drastique, mais indispensable.
Si on en croit votre site internet, votre port-folio est très éclectique avec des jeux pensés pour des plateformes très différentes, comme l’iPad… Pourtant, vos jeux AAA, vos blockbusters sont inspirés par des franchises ou des genres que vous avez éprouvés par le passé: The Bard’s Tale, Hunted... Pourquoi ce choix?
Les deux jeux que vous mentionnez ont des existences, des raisons d’être très différentes, mais je comprends le parallèle. Pour Bard’s Tale, dans sa version 2005, il s’agissait pour nous de nous moquer sciemment du genre que nous avions en partie crée près de 20 ans avant. J’ai joué à de nombreuses suites, à de nombreux produits dérivés et j’ai pensé qu’il serait amusant d’avoir ce personnage désabusé qui a fait toutes les quêtes possibles et imaginables durant toute sa vie. Presque un portait du joueur hardcore, en fait. Hunted est très différent. Là, il s’agit de ramener à la vie l’expérience des jeux à l’ancienne, tout en reconnaissant que les joueurs actuels sont très différents de ceux d’il y a vingt ans. Même si une foule de joueurs hardcore aimeraient que nous réutilisions les formules et mécaniques de certains titres des années 80 et 90, nous préférons évoluer avec le temps, nous lover dans les courbes d’évolution du média. C’est une nécessité pour survivre.
Moderniser des genres et des mécanismes anciens, vendre un jeu sur une licence connue est toujours problématique. Il y a quelques mois, les développeurs de Deus Ex: Human Revolution nous disaient: « Nous savons ce qui marchait, nous l’avons compris, intégré. Maintenant, notre objectif est de le rendre facilement compréhensible pour la plus grande partie des joueurs. » Qu’en pensez-vous?
Je pense qu’il est possible d’expérimenter ou de saisir l’essence de certains titres à l’ancienne sans s’emprisonner dans une retranscription exacte. Les graphismes des Dungeon Crawl (NDLR: NetHack pour citer le plus célèbre) originaux étaient vraiment très limités, tout en Ascii pour certains. Et, pourtant, malgré ce manque de repères visuels, dans ma tête, je me voyais ramper dans des donjons sombres, avec la peur incessante de rencontrer une créature générée aléatoirement. J’ai toujours ressenti ce « sense of wonder », cette frénésie lorsque je découvrais une porte magique, que je résolvais un puzzle édicté par une bouche magique (NDLR: les fameuses « magic mouth » de la trilogie Bard’s Tale et leurs énigmes tordues ont fait réfléchir quelques dizaines de milliers de joueurs) ou que je me perdais dans le temps (NDLR: toujours une référence aux pièges salement tordus de The Bard’s Tale). Je veux que les joueurs puissent ressentir les mêmes sensations avec les technologies actuelles. Aujourd’hui, nous pouvons réellement immerger le joueur avec beaucoup plus de détails, avec un monde, une narration et une jouabilité plus poussés. A mon sens, il faut accompagner la technologie, l’Unreal Engine en ce qui nous concerne, et ne pas tenter d’aller à l’encontre. Ca n’aurait pas de sens!
Certains critiques de jeu vidéo mettent en avant le manque de maturité de certains univers, comme la fantasy ou la Science-fiction, leur préférant des lieux, des intrigues plus contemporaines, plus réalistes selon eux. Leur donnez-vous raison?
Il est vrai que les jeux de genre, s’installant dans des univers de fantasy ou de science-fiction, ont une légère tendance à tomber dans certains écueils. Comme, par exemple, de tout miser sur le nombre, la multiplicité ou l’excentricité de leurs races ou mondes. Mais, quand vous développez des histoires de SF ou de Fantasy qui incluent des vrais gens, des êtres humains qui ressentent la même chose que nous, le scénariste est immédiatement forcé d’imaginer des comportements réalistes, crédibles pour ses personnages. Sans ça, ou si ces personnages sont ratés, impossible pour le joueur de s’immerger réellement. BioWare et d’autres studios sont très forts de ce côté-là. J’ai le sentiment que la plupart des écrits contemporains sont plus authentiques, plus acceptables aussi. Dans les jeux se déroulant dans un monde moderne, les personnages se comportent, jouent comme de véritables êtres humains, alors qu’il y a toujours beaucoup plus de bravade dès qu’on aborde des rivages plus fantastiques. Dans Hunted, notre but est vraiment d’aller plus loin que les stéréotypes: nos héros ont une palette d’émotions plus large que simplement être en colère, macho ou apeurés.
La coopération a souvent été présentée comme une nouveauté par certains journalistes, alors que l’idée même de jeu coopératif descend directement des bornes d’arcade des années 80 comme Xybots ou Gauntlet. Pour les développeurs, est-il important d’avoir un bonne vision de l’histoire du jeu vidéo pour trouver des solutions aux challenges que vous rencontrez aujourd’hui?
Le truc, c’est pour tous les jeux, quels que soient leur genre, il est toujours plus amusant de jouer avec des amis que seul. On peut évidemment remonter jusqu’à Gauntlet et suivre les évolutions du média jusqu’aux jeux sur facebook où les gens échangent des objets ou des animaux, coopèrent d’une autre manière. Même s’il est vrai que dans la plupart de ces titres, on joue toujours le même personnage, avec seulement une couleur de cheveux différente. Aussi, avoir des personnages avec des capacités différentes pour Hunted: The Demon’s Forge n’est pas une nouveauté qui va redéfinir le jeu vidéo, ou son histoire, nous en sommes pleinement conscients. Mais c’est quelque chose qui n’a pas été fait depuis longtemps – si ce n’est dans l’action, avec Gears of War et les nombreux titres qui s’en inspirent-, et qui peut apporter une nouvelle dimension au genre Action-RPG.
Pensez-vous que le Dungeon Crawl, toujours apprécié au Japon, peut revenir sur le devant de la scène en occident?
Tous ceux qui ont un jour joué à un Dungeon Crawl retrouveront les divers aspects du genre dans Hunted. Je crois réellement qu’avec ce jeu, le genre va ressusciter. En fait, beaucoup d’éditeurs oublient souvent que l’âge moyen du joueur est beaucoup plus élevé aujourd’hui que par le passé, que les enfants d’il y a vingt ans sont désormais trentenaires, sont un marché potentiel, avec leurs souvenirs de genres disparus, leur envie de retourner à des univers peu pratiqués actuellement. Je pense que nous répondons à une demande avec Hunted.
Il y a deux mois, Mark Cerny, le créateur de Marble Madness, nous expliquait: « A un moment, j’ai eu le choix d’embrasser une carrière d’exécutif, mais j’ai préféré retourner vers la côté créatif de l’industrie. » Est-il possible d’être PDG d’une entreprise et, en même temps, d’être créateur?
Ma contribution à l’industrie est variée, et pas toujours comprise par la plupart de mes collègues. Il est vrai que, dans les dernières années, j’ai plus souvent été impliqué du côté du business. Ce qui signifie que la communauté créative ne réalise pas à quel point mon rôle est important en termes de création, en termes de design. Et, évidemment, de l’autre côté, les gens du marketing et du business me voient comme un créatif, ce qui fait de moi quelqu’un d’un peu à part dans l’industrie. Il n’est pas toujours évident de savoir où me placer !
Regrettez-vous vos années de design? De nombreux développeurs ont disparu de la scène du jeu vidéo depuis le début des années 80. Pourquoi êtes-vous toujours là a votre avis?
J’ai tendance à ne rien regretter dans ma vie. J’ai quand même eu la chance de transformer ce qui n’était qu’un hobby en véritable carrière. De même, je ne vis pas dans le passé. Je préfère donc m’entourer de jeunes et intelligents développeurs qui m’ouvrent à de nouvelles perspectives. J’ai aussi tendance à garder mon égo dans la poche de façon à ce que ces gens partagent leurs pensées et sentiments avec moi. Je suis un joueur de coeur, et parce que je ne suis pas totalement noyé dans le passé, je suis capable de voir le potentiel dans les projets et les gens. Ici, à InXile, nous avons un groupe de gens passionnés qui viennent avec de nouvelles idées tout le temps. Pourquoi irais-je me réfugier dans une gloire passée alors?