Finis les indépendants qui attendent sagement qu’un éditeur leur tendent la main. Aujourd’hui, les auteurs trouvent de nouvelles façons de financer leur production, de communiquer autour de leurs œuvres. Comment ? Pourquoi ? Quelques recettes en communication…
(paru dans Joypad 217)
Dans un marché où l’offre en jeu vidéo dépasse largement le ratio temps/argent disponible de n’importe quel joueur, où les jeux AAA débarquent tous les mois et dans les rayonnages, on douterait presque de la bonne santé des développeurs indépendants, aux productions moins agréables, plus abruptes visuellement parlant. D’autant qu’« Indépendants, ça ne veut pas dire grand chose. » nous rappelait Hervé Bonin, directeur de production chez Dontnod, le mois dernier. « Il suffit de regarder le cinéma, derrière les petites structures, il y a toujours un gros pour subvenir aux besoins financiers. » Soit. Et pourtant, de nombreux exemples récents, démontrent s’il en était besoin, qu’avec de bonnes idées de communication, et un marketing adapté, un jeu développé par un programmeur dans son garage – oui, à l’ancienne !- peut vendre autant, si ce n’est plus –laissons-lui le temps-, que Heavy Rain. Son nom ? Minecraft. Plus qu’un exemple de ce qu’il faut faire en termes de marketing, une nouvelle voie pour financer ce type de production. Et puis, il y a ceux qui ont la langue bien pendue, ces studios indés’, tellement énormes, qu’ils peuvent balancer sur les gros éditeurs sans crainte, sûrs de leur effet et de faire parler d’eux et de leur entreprise. Portraits des méthodes de communication de ces indépendants qui réussissent.
Le lundi 31 janvier 2011, l’indicateur de statistiques de Minecraft, disponible sur le site officiel du jeu et mis à jour quotidiennement, indique 1 157 920 exemplaires vendus, 730 serveurs ouverts et 9307 acquéreurs durant les dernières vingt-quatre heures. Au même jour, à la même heure, Heavy Rain atteint les 1,62 millions d’unités écoulées en un an d’exploitation. La différence, c’est que Minecraft n’est l’œuvre, à l’origine, que d’un seul développeur, Markus « Notch » Persson, et que le jeu n’est encore qu’en version béta. Pour tout dire, sa « carrière commerciale » est à peine entamée. Et pourtant un calcul simple permet de chiffrer la réussite de ce titre encore en développement. A 10 euros pièce (en version alpha, la béta actuelle est de 14,95 euros, la finale atteindra 20 euros), Notch a déjà empoché plus de onze millions d’euros en à peine deux ans, le développement ayant commencé en mai 2009. « Jamais je n’aurais pensé que Minecraft puisse vendre autant. » explique Persson. « A l’origine, mon idée était de créer une sorte de Dwarf Fortress à la première personne, débarrassé de ses menus, de tout ce qui pourrait rebuter un joueur lambda. » En effet, le freeware Dwarf Fortress a beau être un jeu culte, son succès est clairement limité, restreint à une portion congrue de joueurs, par son interface, par son absence de tutorial, par sa difficulté même, rebutante, terriblement anxiogène. Minecraft, lui, tout en n’aidant jamais le joueur, se veut plus facile d’accès, moins Die & Retry, tout en demeurant du domaine de l’expérimentation : celle du joueur, oui, mais aussi celle du développeur.
Mais comment expliquer le succès de ce titre alors? Par son esthétique cubique, Pixel Art, à la 3D Dot Game Heroes ? Peut-être. Par son gameplay ? Oui, plus sûrement. En proposant un monde ouvert, où chacun peut construire, détruire à volonté, effets physiques en prime, Minecraft pousse la logique des Sims-like ou de Populous à son extrême, tout en l’épurant totalement. Dans Minecraft, tout est ressource : les animaux, la terre, les arbres, les cadavres des zombies…, et en associant ces matières, le joueur s’arme, édifie des temples, bâtit des châteaux et labyrinthes, creuse des mines, s’enfonce toujours plus profondément au centre de son monde généré procéduralement, construit toujours plus haut (l’influence de Dwarf Fotress)… Une régression totale, un retour aux Lego et à leurs possibilités infinies. Prenant, obsédant, addictif, sans but réel si ce n’est ceux que l’on se fixe. Bref, du pur gameplay, du pur plaisir. Mais il y a plus que cette perfection de la jouabilité dans la réussite de l’application en Java de Persson. Ce serait en effet sans compter sur un bouche à oreille savamment organisé, à défaut d’être clairement réfléchi et énoncé par Notch. « A mon sens, toutes les informations concernant le jeu doivent rester ouvertes aux acheteurs et aux autres, de façon à ce qu’ils voient comment il se comporte. C’est la raison de cette page de statistiques sur le site de Minecraft, mais je ne sais pas si c’est vraiment une bonne idée. » Une volonté de transparence, une communication sur les ventes, sans cesse grimpantes, relayées par tous les sites, professionnels ou amateurs, qui a servi la cristallisation autour de ce titre unique. « Au tout début, je ne vendais qu’une vingtaine de copies du jeu, et puis tout s’est accéléré. Mais j’ai remarqué que la courbe de vente était connectée au développement. Plus je parle du jeu, de ses nouvelles fonctionnalités, plus il s’en écoule. » Alors que le marketing actuel tend à garder le maximum d’atouts dans la manche, imposant un calendrier serré, immuable d’une production à l’autre (annonce officielle un an avant la sortie, première démonstration à la presse six mois après, etc.) de façon à occuper le maximum d’espace en librairie ou sur la toile, Persson livre tout, tout de suite : ses envies d’évolution du jeu, l’arrivée prochaine des conditions météo… A l’écoute de ses joueurs, il demande même quelles nouvelles fonctionnalités implémenter en premier, explique de vive voix pourquoi certaines demandes de ses joueurs seront impossibles à exaucer. Presque du développement participatif. Sauf qu’évidemment, les annonces de Persson sont peut-être moins calibrées que celles d’une multinationale du jeu vidéo. Mais leur impact est, si ce n’est identique, autrement plus fort encore, plus important auprès de la communauté qui le suit. Normal, les acquéreurs des versions alpha et béta, se sentent directement concernés par son développement (ils ont payé pour le voir se terminer), par chacune de ses mises à jour. Minecraft leur appartient déjà, en fait. Du moins, en partie.
Enfin, il y a une raison financière, logique, à cette mise à disposition précoce: « Je ne sais pas si le modèle que j’utilise est viable. Mais je pense que vendre des versions alpha et béta, tout en continuant de développer le jeu est un bon moyen de dénicher des fonds pour le développement. » Normal, lorsqu’il commence la production de Minecraft, Persson a déjà un vrai travail. Il faut que les ventes alpha décollent pour qu’il concède de s’y consacrer à plein temps. Tant, et si bien, qu’en automne dernier, le développeur, dépassé, fonde son studio, Mojang Specifications. Comme Jonathan Blow et Jenova Chen avant lui, le créateur a besoin de renforts.
Autre exemple, plus ancien, celui de Braid de Jonathan Blow. Première vraie grosse claque XBLA, Braid a bénéficié d’un buzz plus ou moins orchestré par les déclarations de son créateur, l’esthétique et les mécanismes du jeu. « Braid a été plus profitable pour moi que si j’avais été employé pour un travail très bien rémunéré pendant le développement. » explique Jonathan Blow, lorsqu’il revient sur le titre qui l’a transformé en « penseur du jeu vidéo » « En fait, Braid a fait beaucoup de bénéfices. Je pensais que seulement quelques personnes l’apprécieraient, mais j’étais loin de m’imaginer qu’il resterait aussi longtemps dans le top 10 des jeux XBLA. » Et ce succès est, encore une fois, dû au bouche à oreille. Ainsi qu’à un véritable travail de promotion auprès de la presse, immédiatement convaincue par les idées de Blow. « Ma stratégie sur Braid était simple. » rappelle Blow. « Je voulais faire un jeu qui, à mon sens, serait intéressant, en espérant que d’autres gens voudraient en entendre parler, et communiquer dessus. Et, logiquement, je parlais autour de moi de toutes ces choses que je trouve passionnantes dans ce titre, etc. Je ne voulais pas, un jour, me sentir coupable d’avoir eu à demander « S’il vous plait, par pitié, jouez à mon jeu ! » » De fait, Braid a parlé de lui-même que ce soit aux journalistes (Metacritic l’auréole d’un 93 sur 100 sur consoles, et d’un 90 sur PC) ou aux organisateurs et jurys des divers festivals indépendants, comme l’Independent Games Festival, où le titre obtient le prix de l’innovation dès 2006 alors qu’il n’est encore qu’une ébauche, à la direction artistique chancelante, insuffisante. « Certaines fonctionnalités paraissaient amusantes aux yeux des gens, ça a permis au message de passer. » Et puis, il y a internet, dont Jonathan Blow se méfie un peu. « J’ai appris une chose d’internet : ce sont toujours les bêtises que l’on dit qui sont rapportées, placées en en-tête des articles. Et ce même si c’est quelque chose que vous n’avez pas dit. De plus, je ne crois pas que toute publicité soit bénéfique. C’est un raisonnement qui s’applique plus facilement aux grosses entreprises. Si j’étais PDG, je pourrais me dire : « Dans dix ans tout le monde aura oublié, ça concernait cette entreprise, pas moi. », mais je ne suis pas PDG, c’est de mon jeu dont il s’agit, et dans dix ans ce sera toujours la même chose !» Blow balance sur les gros éditeurs, refuse de participer au Slamdance Guerrilla Games Competition si Super Columbine Massacre RPG ! n’est pas réintégré dans la liste des finalistes, critique le processus de certification du Xbox Live… Bref, n’en fait qu’à sa tête.
Désormais, chez Blow, comme chez Persson (ou Phil Fish dont les « sorties », plus ou moins organisées -voir son mémorable « Japanese Games just suck! », sont mémorables), la communication se fait d’abord par blog interposé, directement avec les joueurs concernés, et ce même sur son prochain jeu, The Witness « Il n’y a pas d’attaché de presse chez nous, pas comme chez EA ou Ubisoft. Je ne vais pas venir vers les journalistes et leur dire « là, il y a un embargo sur cette information, si tu en parles, nous te blacklistons, etc. » ou un truc du genre. » Aussi, le développeur, désormais entouré, post régulièrement les avancées de son projet, sans aucun frein, discutant de certains éléments de gameplay ou visuels directement avec ses lecteurs. Normal, pour le moment, The Witness n’a pas encore d’éditeur pour endiguer son développeur. ( le site ) Au même titre que Minecraft, c’est l’échange, la parole et la transparence qui deviennent des outils marketing. Et certains dépassent même les bornes…
Tous les développeurs indépendants ne sont pas des personnages aussi rangés, polis que Jenova Chen ou Markus Persson. En fait, plus l’indépendant est gros, monolithique, capable de faire de l’ombre aux éditeurs – peut-on encore parler d’indépendant alors ?-, plus son franc parler est radical. On pense, par exemple, et sur une note plus légère, à Gabe Newell, fondateur de Valve, dont les critiques incessantes envers la PlayStation 3 ont alimenté les colonnes de nombreux sites pendant près de trois ans. En 2007, développer sur PlayStation 3 était, selon lui, « une perte de temps et d’argent. », et Valve de se décharger alors du développement de la version PS3 de l’Orange Box sur une équipe d’Electronic Arts. Et puis, avec la montée en puissance des ventes de la PS3, le ton a changé, avec en point culminant l’E3 2010 et son repentir plus comique que tragique : Newell qui apparaît, sourire gêné, durant la conférence Sony pour annoncer que la version PS3 de Portal 2 serait la plus suivie par Valve. Aujourd’hui, il n’hésite plus à critiquer le Xbox Live et sa politique restreignant les contenus gratuits. Là, on aurait tendance à le suivre… Incorrigible, Gabe ! Autre ténor du coup médiatique, Tim « Han Solo » Schafer qui, a raison, s’insurge contre la politique de Bobby « Dark Vader » Kotick, lançant des « prick » ou des « dick » (on vous laissera chercher la traduction) pour désigner le PDG d’Activision. De quoi encore remplir quelques news de sites – ainsi que cet article !-, multiplier les clicks, et rappeler que Schafer allait sortir Costume Quest, après avoir contracté avec THQ pour l’édition de ses titres téléchargeables (et recommandables). La rébellion des indépendants contre l’empire noir d’Activision, le schéma est classique, agréable à l’oreille, un peu caricatural, mais pas tout à fait faux… D’ailleurs, Blow a dernièrement rebondi sur l’affaire Infinity Ward pour lancer, avec Kellee Santiago (l’autre tête pensante de thatgamecompany) et quelques autres créateurs, son Indie Fund, de façon à aider le développement de projets indépendants. Comme quoi, la rébellion a du bon ! Et puis, comment oublier Denis Dyack, fondateur de Silicon Knights, qui, pris d’une assurance soudaine, commente à tout va, et dans tous les sens, sur : les méfaits des forums qui décrédibilisent l’industrie, l’accès des journalistes aux versions preview – les pauvres ne comprennent la différence entre une version alpha et un jeu final-, l’Unreal Engine 3 et cet autre empire du mal qu’est Epic Games (voir la vidéo Mike Works Thriller sur youtube qui résume bien l’affaire) Depuis la sortie et l’accueil mitigé de Too Human, Dyack fait profil bas. Enfin, impossible de ne pas mentionner, Mark Rein d’Epic Games. S’il laisse aujourd’hui la place à Cliff Bleszinsky et à d’autres, ses bévues et prises de position sont connues. Dernier esclandre, Mark Rein qui se moque des « petits » indépendants, interrompt une présentation de Cliff Harris (Positech Games) alors que ce dernier exprime l’inadéquation du système « attaché de presse » pour les indés, explique l’importance de la communication directe avec les joueurs pour leur donner envie d’acheter leurs jeux. S’il s’est excusé depuis, pour son comportement, on préfère Rein lorsqu’il parle industrie. En 2008, lors d’un colloque pour Digital Development Management, il avertissait déjà des risques de l’implantation des éditeurs sur les boutiques en ligne. Bingo ! Aujourd’hui, pour paraître sur le XBLA (et, dans le futur, sur Xbox One), un studio indépendant doit nécessairement passer par un éditeur chevronné. Minecraft n’aurait jamais pu émerger par ce type de canal.
Présenter leurs titres, discuter avec leurs acheteurs potentiels sur leur blog respectif, les indépendants communiquent différemment des grands. Normal, leur structure, leurs objectifs financiers sont loin des 20 millions d’exemplaires d’un Call of Duty. Pour autant, peut-être y a-t-il quelques idées, quelques manières de faire dont les plus grands éditeurs auraient raison de s’inspirer ? Au fait, vingt quatre heures après le début de la rédaction de cet article, Minecraft a convaincu 8363 joueurs supplémentaires. A l’heure où vous lirez ce texte, le jeu indépendant, uniquement disponible en téléchargement sur PC et Mac, ne sera plus (si les ventes ont constantes) qu’à 300.000 unités de Heavy Rain. A ce rythme, dans trois mois, il l’aura peut-être dépassé. On prend les paris ?