Loin des années 80 et du foisonnement des développeurs indépendants, la dernière décennie a vu la montée en puissance des éditeurs, regroupant, rachetant à tour de bras pour mieux vider de substance des studios prometteurs ou affirmés. Bref, l’heure ne semble plus aux créateurs, travaillant de A à Z dans leur garage ou choyant leur œuvre ludique dans le plus grand secret. Du moins, c’est ce que l’on serait tenté de croire… Parce que, comme dans toute industrie, les grands sont bien souvent tributaires des plus petits, voire ont besoin de leurs spécificités (taille de l’équipe, capacité de réaction et d’adaptation) pour certains projets. Et, la France, patrie des auteurs devant l’éternel, n’échappe évidemment pas à ce constat. Mais y a-t-il un prix à cette indépendance ? Et que permet-elle dans les faits ?
(paru dans Joypad 197)
Pour certains, l’indépendance est un choix, autant structurel qu’idéologique, une envie de nouveauté qu’un développement au sein d’une entreprise traditionnelle ne contente plus. Jehanne Rousseau, PDG/Chef de Projet chez Spiders, développeur de Mars, s’en explique. « Nous avons tous pas mal bourlingués dans l’industrie et après toutes ces années nous avons eu envie d’indépendance non seulement créative mais structurelle. Il ne s’agit pas seulement de développer nos idées, mais également de le faire dans un cadre dont nous sommes les maîtres. Et, au-delà de cette simple envie, je ne crois pas que les géants soient la solution la plus adaptée pour développer des idées originales. Les gros éditeurs ou développeurs ont des moyens financiers que nous n’avons pas, mais la contrepartie est qu’ils ne peuvent pas se permettre de prendre certains risques que nous avions envie de prendre avec un jeu comme Mars par exemple. »
Même son de cloche chez DONTNOD, autre studio parisien. « DONTNOD est née avant tout d’une de la volonté de créer une société. » résume Oskar Guilbert, Directeur général de DONTNOD Entertainment, développeur du toujours secret ADRIFT. « Après plusieurs années passées à travailler pour des grands de cette industrie, il nous est apparu que c’était le bon moment pour nous de voler de nos propres ailes. Au moment de la création de DONTNOD, nous avons aussi fait le choix de nous positionner comme un partenaire, une source de propositions pour les éditeurs et non pas comme un prestataire. En effet, une de nos plus-values réside dans notre capacité à créer des propriétés intellectuelles. La composition de notre équipe fondatrice, qui comprend à la fois des vétérans de l’industrie et des spécialistes de la création de contenu, le montre. » Pour d’autres, c’est le destin qui a choisi, contraignant à une indépendance finalement bien vécue, comme l’explique Etienne Jacquemain, directeur créatif et dirigeant de Magic Pockets, indépendant spécialisé dans le portage sur Nintendo DS « Nous, on a eu la chance de récupérer la société, qui appartenait jusque-là à Take Two, à un moment où les ventes de DS ont explosé, juste avant noël 2006. Après noël, c’étaient les éditeurs qui venaient nous voir. La situation n’a pas changé. On a des clients fidèles qui nous proposent des projets régulièrement. Mais on sait que le milieu est cyclique, il y a eu des cracks par le passé… » Dans tous les cas, l’indépendance n’est pas une solution de tout repos, comme on a pu le voir dernièrement avec les faillites de Factor 5 (Lair) ou de Free Radical (TimeSplitters) à l’étranger. De même, l’annulation d’un jeu EA chez Arkane Studios n’a pas été sans répercussions sur le planning du développeur… Comme le rappelle Jehanne Rousseau : « Globalement en étant petit on a moins à perdre et donc tout à gagner. On n’a pas le poids des annonces en bourse, du marketing et d’une pyramide gigantesque de décisionnaires qui appuie et malmène nos envies et nos choix. On a beaucoup moins de « lourdeurs » internes : quand une décision doit être prise, elle peut l’être en quelques minutes sans passer par les énormes rouages des gros éditeurs. Cela nous permet plus de fantaisie, de réactivité, d’adaptabilité, ce qui ne veut évidemment pas dire qu’on peut faire n’importe quoi ! » Reste à définir le terme d’indépendance. « Mais qu’est ce que l’indépendance finalement ? » se demande Oskar Guilbert « Bioware par exemple a su conserver son indépendance tout en étant racheté par EA. Et nous ne sommes pas non plus fixés sur ce statut indépendant : c’est simplement ce qui est le plus naturel pour nous aujourd’hui. »
La France, pays des indépendants ? « Oui, » poursuit Jehanne Rousseau. « Nous avons la chance en France d’avoir un certain nombre d’organisations privés et publiques qui soutiennent les indépendants et la création. Je citerais pour exemple le CNC qui soutient notre projet Mars (NDLR : voire l’encadré Le CNC, partenaire original), et sans lequel nous n’aurions pu avoir la démo que nous montrons aujourd’hui, et il y en a d’autres. » D’autres qu’Oskar Guilbert cite : « Les studios disposent de nombreuses aides publiques, que ce soit au niveau national (en particulier celles distribuées par le CNC, le Ministère de la Recherche et de l’enseignement supérieur…) ou régional (Région île de France, pour ce qui nous concerne), pour financer leurs projets ou leur développement. Il y existe aussi un certain nombre de relais, comme le pôle de compétitivité Cap Digital, qui aident les sociétés à être plus performantes. » Pour autant, la France est aussi connue pour ses nombreuses charges et lourdeurs administratives qui freinent la création de nouveaux studios, qui plus indépendants. Une situation très différente de celle que l’on trouve notamment au Canada… Là-bas, non seulement les éditeurs mondiaux investissent, mais de multiples et minuscules infrastructures de développement naissent tous les mois. « Malgré l’intervention de ces organisations » explique Jehanne Rousseau, « créer une entreprise en France, tout particulièrement de développement est plus difficile et plus coûteux que dans bien des pays. » Reste que lorsque que l’on commence, impossible d’imaginer un financement sur le long terme ou des projets d’envergure, il faut commencer petit. Comme nous l’explique David Dedeine, co-fondateur et Chief Creative Officer d’Asobo, développeur de FUEL « On a commencé lentement, à douze. On aurait signé de suite pour un gros jeu, mais nous n’avions ni les épaules, ni le budget pour. Il faut commencer petit, voire travailler pour des gros. Pour nous c’était Pixar et Disney. » Se mettre au service des éditeurs, multiplier ses activités ou ses cibles potentielles, une nécessité ?
Alors comment réussir à en rendre pérenne, voire prospère, l’activité d’un studio indépendant ? La réponse est simple : travailler avec les acteurs les plus importants du marché, pour les éditeurs, ou pour d’autres développeurs en vendant solution middleware ou en louant son installation de Motion Capture (Quantic Dreams). C’est le cas de DONTNOD qui, en réponse aux risques de l’indépendance choisit d’être multi-projet et de vendre ses technologies au besoin: «Prochainement, nous lancerons le développement d’une nouvelle propriété intellectuelle. (Remember Me donc) » explique Oskar Guilbert. « De la même manière, nous capitalisons sur chaque production de jeu par le développement simultané d’une innovation technologique, qui, selon le cas, pourra être commercialisée indépendamment par la suite. » Une idée séduisante, dans l’air du temps, des studios étrangers comme Terminal Reality (Ghostbusters) ou, à un autre niveau, les classiques id Software ou Epic Games (Gears of War) ayant expérimenté avec succès cette politique. Pour Asobo Studios, cela a signifié d’abord développé des jeux sous licences, pour Lexis Numérique, créer et faire évoluer des titres phares du casual comme les Alexandra Ledermann sur PC, voire des jeux promotionnels (pour les gâteaux Savane). Si l’on en croit David Dedeine, il s’agit-là d’un bon moyen pour se faire les dents, puis pour se faire connaître : « Il y a eu toutes ces adaptations de films que nous avons livrées. Ca rassure les éditeurs de savoir qu’on rend nos jeux en temps et en heure. Evidemment ces budgets (Ratatouille, Wall-E) ne sont pas les plus gros de la terre, mais Codemasters ne nous aurait pas signé pour FUEL si on n’était pas passé par là. Savoir qu’on a travaillé avec Disney et THQ les a rassurés. La démo est alors importante pour convaincre. »
Le contrat de Mini Ninjas a été de même été décroché par Magic Pockets grâce à des essais précédents : « Eidos a vu ce que nous avions fait pour Harry Potter et la coupe de feu, et ils voulaient que l’on fasse la même chose pour Mini Ninjas sur DS. On leur a dit que l’on pouvait faire mieux, on leur a démontré nos technologies 3D. Ils ont dit : Ok, faîtes comme ça ! » Enfin, il est bien souvent question, pour un studio débutant, de ne pas s’écrouler après un premier essai non concluant. Pour cela, « et comme pas mal de studio français, nous essayons d’assurer nos arrières, » explique Jehanne Rousseau, « en travaillant parallèlement sur des portages de jeu PC vers la console, et en proposant des services qui nous permettent de ne pas concentrer toute notre stratégie sur un unique projet. De même, nous ne cherchons pas spécialement un seul éditeur pour le monde, mais plutôt un éditeur par territoire, comme ça si l’un d’eux a des difficultés nous les subirons bien moins directement. Même si bien sur, si certains gros éditeurs nous faisaient une proposition intéressante nous aurions sans doute du mal à refuser. En somme l’indépendance est un risque qu’on peut mesurer en ne mettant pas tous les œufs dans le même panier, que ce soit pour les projets ou les partenaires. » Bref, l’indépendance a clairement ses limites et aucun studio ne peut décemment espérer survivre sans être épaulé par un éditeur ou une structure d’investissement externe. Quantic Dreams ne pourrait sans doute pas sortir Heavy Rain sans Sony, par exemple. Et la plupart des indépendants ne pourraient achever une production d’envergure sans l’implication financière d’aides extérieures.
Impossible de voir trop gros lorsqu’on est indépendant. Autant pour une question de qualité du produit final (les consommateurs sont plus exigeants aujourd’hui que jamais), que pour la finalisation du projet. Dernier exemple en date, l’affaire Darkworks qui s’est vu retiré, d’un commun accord, le développement de son jeu, Still Alive (I Am Alive au final), par Ubisoft qui l’a confié son studio de Shanghai. Raison invoquée : l’impossibilité pour l’indépendant de livrer son jeu en temps et en heure… La vérité est peut-être ailleurs, mais qu’importe. De la même façon, Etienne Jacquemain nous rappelle que, malgré des envies de jeu AAA, Magic Pockets n’a pas encore les épaules pour : « On serait moins bon avec de gros, gros projets, longs, demandant des équipes plus conséquentes. XBLA et PSN sont des plateformes qui nous paraissent plus adaptées à notre capacité de production. » Pour Jehanne Rousseau, il s’agit avant tout de se limiter dans un premier temps pour « monter » son jeu. « Le coté financier est à la base de tout le reste : dans la mesure où nos fonds sont limités, nous ne pouvons avoir des équipes gigantesques, prévoir des projets dont le développement durera 5 ans ni même envisager l’usage de certains éléments techniques coûteux. Je pense notamment à certains middlewares. Maintenant cela ne nous empêche pas de créer et de développer notre projet en prenant en compte ces limitations : ça veut dire une préproduction limitée à un niveau, un seul personnage jouable, trois monstres différents seulement etc. » Le but d’un démonstration étant, comme on l’a déjà dit, d’attirer par la suite des investissements plus conséquents. « Bien sur, si avec cette préproduction nous arrivons à séduire un éditeur, on pourra croiser les doigts pour qu’il nous donne les moyens de réaliser convenablement notre jeu, sans pour autant envisager l’arrivée de sommes énormes ou d’équipes pharaoniques. Nous souhaitons vraiment rester une équipe à taille humaine avec des projets sur lesquels on garde la main (ce qui n’est pas le cas quand un éditeur insuffle un trop gros budget dans votre jeu bien sûr) » Chez DONTNOD, Oskar Guilbert rappelle surtout que« La seule limite est que, en n’étant pas pour le moment lié à un éditeur, nous ne bénéficions pas des appuis que celui-ci peut nous fournir en termes de positionnement produit et de marketing. » Et de marketing, il en faut pour être reconnu !
Difficile pour les indépendants de se faire connaître ? Si l’on excepte certains studios déjà appréciés pour la qualité de leurs produits, beaucoup sont ignorés : titres orientés joueurs occasionnels, absence de grosse licence… Impossible alors pour le journaliste spécialisé de les mettre en avant. Une situation que nous rappelle Etienne Jacquemain « On n’est pas vraiment jugé en tant que studio, mais sur nos jeux… On profite de faire Mini Ninjas actuellement pour faire parler de nous. Mais je ne me vois pas trop aller voir les journalistes spécialisés avec Léa, Passion institutrice. Les journalistes spécialisés nous jetteraient… Ca ne correspond ni à leur cible, ni à leurs envies de jeu. Il faut déjà venir avec un projet attirant, un exemple concret de ce que l’on peut faire… » Reste que ce déficit de reconnaissance est principalement dû à une absence de moyens ou d’éditeurs pour épauler la promotion du titre. « Nous avons évidemment beaucoup moins de moyens marketing que les gros » rappelle Jehanne Rousseau, « Pourtant je pense qu’il y a moyen même pour des petits de communiquer et de se faire connaître. La preuve ! De toute façon on ne peut pas attendre de la reconnaissance comme ça, sous prétexte qu’on a un statut un peu particulier. C’est à nous de faire en sorte d’être reconnus en mettant en avant ce qui fait la différence entre nous et les gros. Ce qui fait d’ailleurs la différence entre un film hollywoodien et un film d’auteur : notre liberté de parole et de création à travers des jeux audacieux et différents même si de fait nous n’aurons pas de pub télé ni sans doute de magnifique cinématique d’intro… » Oskar Guilbert se veut, lui, plus optimiste sur la question : « Non, je ne crois pas qu’il y ait déficit de reconnaissance. En se plaçant à une échelle mondiale, nous constatons que les studios indépendants peuvent extrêmement bien réussir et être reconnus. ». Qui a dit Epic Games ?
Bien que limités par des moyens financiers, humains et techniques moins importants que les studios internes aux éditeurs, les indés ont cependant toujours droit de parole. Reste que cette indépendance se monnaye bien souvent au prix d’une certaine, oui, « dépendance » aux plus gros, ne serait-ce pour l’édition ou la finition du produit. Une interdépendance entre grands et petits qui semble, peu à peu, basculer en faveurs des structures et projets moins massifs, finalement plus rentables. Sur DS, par exemple, les multiples projets de Magic Pockets (Harry Potter et la coup de feu s’est vendu à plus de 200.000 unités par exemple) ont été mieux accueillis par le public qu’un GTA : Chinatown Wars développé à coups de millions chez l’énorme RockStar. Etonnant, non?