A quelque mois de la sortie de DarkSiders II, j’avais rencontré Joe Madureira, dessinateur et directeur créatif chez Vigil Games, pour parler d’intégration d’éléments de RPG ou de l’inspiration générale du jeu.
(Paru dans PlayStation Magazine n°52)
N’êtes-vous pas frustré lorsque vous voyez vos dessins passer à une version numérique ?
C’est toujours excitant de voir ses crayonnés transformés en modèles en 3D. Mais il est très rare que le résultat soit parfait. Il y a toujours des changements à effectuer. Aussi travailler directement avec les artistes 3D permet d’opérer à ces transformations très rapidement… Il arrive qu’il fasse les effectuer pour des raisons de gameplay, parce que l’on veut intégrer une nouvelle animation, et que le modèle existant ne convient pas tout à fait, mais c’est aussi parfois pour des raisons esthétiques. Ce qui semble cool sur la planche à dessin, l’est parfois beaucoup moins une fois intégré au jeu.
Et puis il y a la technique…
Oui, parfois, une idée magnifique sur le papier est irréalisable en raison des limites du moteur graphique. Les cheveux, la fourrure, les plumes sont très gourmands en ressources… Il faut alors bricoler, revoir l’esthétique pour qu’elle soit affichable avec notre moteur. En règle générale, on sait d’avance ce qui ne passera pas. J’adore dessiner des chaînes, mais je sais quelles vont monopoliser de la mémoire qui pourrait être assignée à quelque chose de plus important. Comme je travaille depuis des années dans le jeu vidéo, j’ai tendance à simplifier mes dessins à l’avance. Quant un nouvel artiste intègre nos rangs, je le mets en garde contre les pièges à éviter… Qu’importe la beauté de votre dessin, s’il est impossible de l’intégrer dans un jeu… C’est une leçon que j’ai intégrée, et, logiquement, je ne suis plus du tout frustré en tant qu’artiste.
Dans Darksiders 2, vous ne pouvez même pas vous reposer sur une certaine réalité, puisque l’aventure se déroule dans un monde fictif.
Et ça, c’est génial ! En fait, nous étions terriblement limités dans le premier parce qu’il se déroulait sur Terre. Dessiner des parkings, des voitures, des banques, ce n’est pas vraiment excitant. Comme le second est entièrement tourné vers la fantasy, je peux aller au bout de mes idées. Et puis, il est beaucoup plus facile de créer un monde entièrement fantastique que d’intégrer des éléments étranges dans un monde réel.
Peut-on dire que les jeux Darksiders servent plutôt bien votre style ?
Oui, parce que si l’on passe outre le côté mythologique, cette guerre entre les anges et les démons, DarkSiders est un vrai jeu de super-héros. Avec ce genre de thème (NDLR : l’apocalypse), nous aurions pu créer un jeu d’horreur, très réaliste, mais ça n’aurait pas du tout collé avec ma façon de dessiner. Depuis l’enfance, j’imagine des créatures gigantesques, j’aime ce côté bigger than life, super-héros. D’ailleurs, je trouve parfois que nos personnages sont trop petits (rires)
Lorsque vous utilisez un personnage comme Mort, le héros de Darksiders 2, comment évitez-vous les clichés ?
Pour les besoins du jeu, Mort emprunte parfois la forme de la faucheuse, avec sa cape noire, sa faux… Mais tout le reste est unique, original. Par exemple, un de nos cavaliers de l’apocalypse est une femme (NDLR : Fury, qui remplace Famine)… Mort est assez différent de son modèle original, nous le voulions plus véloce que Guerre, aussi nous avons brisé sa faux en deux pour que ses mouvements soient plus rapides. C’est un peu le Wolverine du groupe, pour comparer avec X-Men : il est prêt à tout pour réussir sa mission. Nous avons fait beaucoup de recherches, mais, au final, nous nous sommes écartés des représentations classiques. Il fallait que ce soit moderne.
(paru dans PlayStation Magazine n°61)
Dans une précédente interview, vous avez mentionné que vous jouiez à Skyrim et Kingdoms of Amalur: Reckoning. Vous êtes un fan de RPG?
Oui, je suis un fan absolu de RPG, sans aucun doute parce que j’étais déjà à fond dans les jeux de rôle papier quand j’étais plus jeune. J’ai continué ensuite à jouer à des RPGs sur console et ordinateur, en commençant par Wizardry (NDLR : l’un des premiers RPGs occidentaux qui a ensuite inspiré Dragon Quest) J’aime passer du temps à créer des personnages, à m’y attacher au point d’avoir l’impression d’être vraiment dans le jeu, à faire des choix.
Est-ce pour cela que DarkSiders II propose plus d’éléments de RPG ?
Non, ça, c’est quelque chose que nous voulions intégrer dès le premier DarkSiders, mais nous n’avons pas eu le temps de les implémenter. Aussi, logiquement, quand nous avons lancé le développement de DarkSiders II, nous avons discuté des fonctionnalités que nous voulions ajouter, et la progression par l’expérience et le système de loot étaient en haut de la liste de tout le monde.
Cela veut-il dire que, d’après vous, l’univers et les personnages s’intègrent parfaitement dans le genre RPG?
Je ne dirais pas qu’ils s’intègrent parfaitement puisqu’il y a eu beaucoup de travail pour réussir à faire marcher ces fonctionnalités et systèmes. Mais ce n’est pas non plus comme si nous avions eu à refaire tout le design de la série. Dès que nous avons su ce que nous allions ajouter, nous avons designé DarkSiders II avec cette progression, ce loot et cet arbre de capacités constamment à l’esprit. D’une manière générale, je dirais que le tout s’intègre de façon assez transparente.
Death évolue visuellement durant l’aventure en fonction des choix d’équipement du joueur. Comment garder une cohérence graphique dans ce cas ?
Notre équipe a créé chaque serpe, arme secondaire ou pièce d’armure dont Death peut se parer dans le jeu. Pour garder une véritable cohérence esthétique, nous avons dû suivre deux lignes directrices. D’abord, tout ce qui a été créé devait respecter certains paramètres, de façon à ce qu’aucun élément n’en chevauche un autre. Par exemple, nous avons des épaulettes dans le jeu, mais elles ne doivent pas dépasser une taille spécifique, de façon à ce qu’il n’y ait pas de problème de collision avec d’autres parties de l’armure. Ensuite, nous avons designé six thèmes à suivre, chacun basé sur un monde. Les armes et armures des Faiseurs (Makers en anglais) sont robustes et épaisses, alors que les objets en provenance du Royaume des morts sont faits d’os et de crânes. Vous pouvez mélanger les sets d’armure, Death aura toujours l’air cool quoiqu’il enfile.
Il y a de nombreux lieux différents dans DarkSiders II. Pouvez-vous nous expliquer quelle a été la philosophie derrière leur développement ?
DarkSiders II est un jeu beaucoup plus grand que le premier, et nous voulions que les joueurs aient une vraie compréhension de sa taille. Aussi, nous nous sommes efforcés de rendre chaque monde aussi distinct des autres que possible. Le Royaume des Faiseurs est luxuriant et couvert de châteaux forts, alors que la Plaine Morte est un lieu désolé d’où jaillit parfois des cages thoraciques géantes. Nous pensions que le Paradis serait trop difficile à retranscrire, aussi, en lieu et place, nous avons créé une forteresse angélique nommée la Cité Blanche dont les bâtiments sont gigantesques et lisses. Vous ne vous demanderez jamais où vous êtes dans DarkSiders II, les visuels sont si divers que vous le saurez juste en regardant autour de vous.
Quelle a été l’inspiration pour Death ?
Quand nous sommes arrivés avec l’idée de DarkSiders, j’ai réalisé une esquisse de chacun des quatre cavaliers de l’Apocalypse, de manière à ce que nous ayons au moins un point de référence. Comme le premier jeu se focalisait sur Guerre, j’ai passé le plus gros de mon temps à le concevoir. Quand il a fallu revenir à Death pour DarkSiders II, j’ai dessiné des tonnes de concepts, mais nous étions tous d’accord : aucun n’avait la puissance d’évocation de la première esquisse. C’est devenu notre modèle de référence. La raison pour le masque est simple : Death est une sorte d’exécuteur, de bourreau. Comme les bourreaux portaient des cagoules pour cacher leur identité, je me suis dit que Death devrait avoir un masque pour les mêmes raisons.
Comment travaillez-vous avec votre équipe ?
Notre équipe est principalement constituée des créatifs du premier volet, aussi nous avions déjà une idée de nos forces. Le procédé habituel, c’est quelqu’un amène un concept à l’un de nos meeting régulier et le présente. Si le visuel est génial, le plus cool qu’on ait vu, on se demande comment l’intégrer dans le jeu. Par exemple, un de nos boss découle d’une esquisse très rudimentaire. Nous étions en réunion et je regardais par-dessus l’épaule d’un de nos artistes alors qu’il crayonnait un squelette géant utilisant sa tête et sa colonne vertébrale comme d’une arme. Tellement cool que j’ai arrêté la réunion pour que tout le monde puisse y jeter un œil. Là, même si nous ne n’avions aucune idée sur la manière de l’intégrer, nous savions que nous voulions ce boss quelque part dans le jeu.
Maintenant quelques questions plus personnelles. Pour vous, quelle est la meilleure heure de la journée pour travailler ?
J’étais un véritable oiseau de nuit, mais mes enfants me réveillent trop tôt pour que je puisse continuer dans cette voie. Heureusement, je n’ai pas senti de baisse de productivité en changeant d’horaires. Pour le reste, une journée de travail signifie dessiner beaucoup, aller voir comment avance les autres, déjeuner, et revenir à la planche à dessin.
Le développement touche à sa fin. Comment l’avez-vous vécu, comparé à celui du premier épisode ?
Je ne dirais pas qu’il était plus simple, mais plus amusant, oui. Avoir à créer un univers plus large signifiait plus d’éléments, et par conséquent plus de créativité. C’est très excitant de travailler sur quelque chose de nouveau ou dans des directions inhabituelles pour moi, et, là, sur ce projet, il y avait beaucoup d’opportunités pour cela. Je suis le genre de personne qui pense que ses précédents travaux sont horribles. De fait, mon projet préféré est toujours celui sur lequel je travaille. Je pense qu’on s’est tous surpassés sur DarkSiders II.
La dernière fois que nous nous sommes vus, pour le first look de DarkSiders II, nous avons joué au billard ensemble. Et vous avez perdu… Vous êtes vous améliorés depuis ?
Je suis encore moins bon (rires) Rappelez-moi de ne pas parier d’argent sur notre prochaine partie !