La Longue Interview: Ken Levine


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Créateur de System Shock 2 et de BioShock, Ken Levine avait accepté de porter un regard rétrospectif sur sa carrière juste après l’annonce de BioShock Infinite.

Quel  a été votre tout premier contact avec le jeu vidéo ?

(rires) Vous voulez vraiment que je me sente vieux ? J’imagine que mon tout premier contact avec les jeux vidéo a eu lieu à l’entrée de ma sœur à la faculté. J’étais un enfant à l’époque, et ils avaient ces gros ordinateurs à bandes magnétiques. Là-bas, il n’y avait qu’un seul jeu, Star Trek (NDLR : développé en 1972 par Don Dalgow pour PDP-10), un jeu textuel très simple où l’on incarnait Kirk dans des affrontements au tour par tour, sous forme de dialogue avec Sulu, Spock… Et il n’y avait pas d’écran, il fallait attendre qu’une imprimante vous donne les résultats sur papier pour savoir ce qu’il se passait durant le tour. J’ai passé des heures et des heures sur ce jeu, ça a dû coûter près de 5000 dollars en papier à l’université… Une fois la partie terminée, je ramenais chez moi toutes ces feuilles, les lisais et les relisais. Plusieurs fois. Depuis, je ne me suis jamais arrêté de jouer…

Vous avez eu le virus à ce moment ? L’envie de programmer ?

Il n’y avait pas de développeurs à l’époque, pas d’éditeurs ou de studios, les programmes étaient codés par des étudiants ou des universitaires, des gens qui expérimentaient avec ces énormes machines. En fait, je ne me suis réellement intéressé au développement qu’une fois mes vingt ans passés, aux alentours de 1994. Je jouais à tout, sur consoles, PC et Mac. Jusque-là j’ignorais tout de l’industrie du jeu vidéo. Et puis, j’ai décidé de changer de carrière, et je suis tombé sur cette annonce professionnelle dans un magazine, NextGen, je crois, une sorte de Edge aux Etats-Unis. C’était une annonce de Looking Glass, là, en quatrième de couverture.

Mais, avant ça, vous avez été scénariste ?

Oui. Quand j’étais à l’université, j’écrivais des pièces, principalement pour draguer des filles. Et j’ai rencontré ce dramaturge, qui depuis est devenu scénariste télé. Je lui ai fait lire ce que j’écrivais. « C’est très bon, tu as une écriture très organique. » D’après lui, j’étais prêt à devenir professionnel, et il m’a promis de me mettre en contact avec son agent. Et il l’a fait. Sauf qu’il s’agissait de travaux de réécriture de scénario, et, pire, d’une réécriture de très, très mauvaise comédie romantique pour la Paramount… Une fois le travail accompli, je suis retourné à l’université avec mon chèque. Quelques centaines de dollars que j’ai dépensées en achetant un magnétoscope et une SEGA Master System.

Quel  a été le déclencheur alors ?

L’écriture n’avait pas marché comme je l’escomptais, et je me suis alors retrouvé, à 28 ans, à faire un job qui ne me plaisait pas – j’étais consultant informatique à Wall Street-, et à passer mes nuits à jouer à des jeux vidéo. Là, je vois cette annonce pour devenir designer chez Looking Glass. J’avais adoré les Ultima Underworld, j’étais fan de leurs jeux. Je n’avais aucune idée de ce que signifiait le terme « designer », mais je savais que je voulais créer des jeux.

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Comment était l’ambiance à Looking Glass ?

Pour moi, après ce travail de consultant – qui n’était pas un mauvais job en soit, il n’était juste pas pour moi !-, j’entrais dans un nouveau monde. A Looking Glass, on créait des jeux, on discutait de dragons, d’épées et de fusils lasers. C’était incroyable, le plus beau cadeau que l’on puisse vous offrir. J’étais en transe. Là-bas, tous les gens étaient brillants, inventaient des processus intellectuels pour développer du divertissement, imaginaient des solutions pour créer du fun. Pour moi, c’était comme revenir à l’université. Comme une conversion religieuse, j’avais l’impression de vraiment commencer ma vie, que tout le reste n’avait été  qu’un prologue. La première chose que j’ai faite à Looking Glass, c’est de travailler sur un jeu Star Trek qui a été annulé, j’en ai écrit tous les dialogues. Ensuite, j’ai travaillé sur un jeu d’aventure…

Quel a été votre rôle sur le développement de Thief ?

J’en étais le Lead Creator, aux côtés de Doug Church (NDLR : un des créateurs de Ultima Underworld). Là, pendant plusieurs mois, on a imaginé plusieurs mondes, joué avec plusieurs concepts avec des titres extravagants comme Dark Camelot, Better Red than Undead… Ca n’allait pas plus loin que le concept, mais il y avait déjà l’idée de créer un First Person Sword Fight Simulator (NDLR : Simulateur de combat à l’épée à la première personne). On tournait autour de ce concept, sans trop savoir où aller, et quelqu’un à Looking Glass est venu nous dire : « Mais pourquoi ne pas en faire un jeu avec un voleur ? » Tout de suite, ça a été le déclic et nous avons transformé toutes nos idées pour aller dans ce sens. Comme, par exemple, le champ de vision des gardes qui, quand vous vous déplaciez dans l’ombre, pouvaient se dire : « Hey, il y a quelqu’un là ? » Evidemment, ce gameplay d’infiltration est vite devenu central, une fois intégrée l’idée d’interpréter un voleur. Puis, on a centré notre attention sur le monde, que le joueur qui incarne Garrett sente que l’univers vit, évolue sans lui…

Juste après ça, vous vous lancez dans l’aventure Irrational.

Oui, en 1997, avec Jonathan Chey et Robert Fermier, on quitte Looking Glass, certains d’être capables de nous débrouiller seuls avec tout le côté business du métier. On avait réussi à signer un contrat avec Multitude Inc. pour développer le solo d’un jeu multijoueur, FireTeam, l’un des premiers jeux PvP. Sauf que, deux semaines après signé le contrat, ce solo est annulé… On venait de quitter Looking Glass pour ce job, et voilà qu’il nous filait entre les doigts ! On avait à peine de quoi se payer. Les gens de Looking Glass nous ont alors contacté. « On vous aime bien, on aimerait que vous travailliez pour nous ! Vous connaissez bien notre moteur, vous pourriez créer un jeu à partir du Dark Engine» On a sauté sur l’occasion. D’autant plus que nous avions toute latitude pour imaginer le jeu que l’on voulait. Et ça a été System Shock 2. Nous adorions l’original, avions déjà pensé à travailler dessus, mais n’avions pas les droits. Travailler pour Looking Glass a facilité les choses.

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Qu’avez-vous apporté à la franchise à votre avis ?

Je peux me tromper, mais je crois que nous avons été les premiers à mélanger mécanismes de RPG et FPS. (NDLR : System Shock 2 est sorti un an avant Deus Ex) Nous savions qu’il nous fallait jouer sur les forces du moteur -à savoir la gestion des objets, le frame rate très rapide- pour créer un titre intéressant… Puis nous avons intégré l’amélioration du personnage, et nous nous sommes attachés à présenter un monde aussi cohérent, aussi complexe que possible. Ce sont des concepts qui trottaient dans la tête de tout le monde à Looking Glass, une sorte d’évolution logique de nos précédents jeux. J’ai toujours apprécié cette combinaison d’éléments de RPG et d’une vue à la première personne.

Diriez-vous que vous étiez à l’avant-garde du mélange de genres qui est, aujourd’hui, usuel ?

Oui, tout à fait. Avant System Shock 2 et quelques autres shooters, c’était quelque chose de très inhabituel, les genres étaient plus cloisonnés. Aujourd’hui la plupart des FPS intègrent désormais des éléments de RPG, même les FPS multi. C’est une formule puissante, qui marche bien… Il y a cette pub pour des bonbons qui résume bien le concept.  Le chocolat, c’est bon. Le beurre de cacahouètes aussi. Manger un mélange des deux, si c’est bien fait, c’est encore meilleur !

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Par la suite, Irrational a lancé plusieurs projets, dont The Lost, qui était une variation sur L’enfer de Dante…

Oui, c’était très différent de ce que EA en a fait. C’était l’histoire d’une femme, une serveuse, Amanda Wright, qui perd sa fille, Béatrice. Vous n’incarniez pas un héros, mais une mère blessée, on était plus dans le registre de l’émotionnel, un peu comme dans Heavy Rain. Notre but était de montrer ce que signifie la perte d’un être aimé, les extrémités auxquelles cette perte pouvait amener, ainsi que son acceptation. Amanda descendait donc en enfer pour ramener sa fille, sauf qu’il n’y avait pas de retour…  L’histoire était sombre, très personnelle pour nous. Mais nous n’avions pas d’éditeur, pas les bons outils, ce n’était pas le bon moment.  Nous n’étions pas prêts pour développer un jeu aussi ambitieux, nous n’aurions pas atteint les standards de qualité que nous nous étions fixés. Au final, après avoir dépensé beaucoup d’argent et de temps sur ce projet, nous avons décidé de l’annuler.

Irrational a travaillé sur de nombreux genres. Des FPS/tactiques (SWAT 4), des FPS purs (Tribes : Vengeance), des RPG/ RTS (Freedom Force), à chaque fois terriblement documentés. Qu’est-ce qui vient en premier ? Le décor ou le gameplay ?

Pour nous, c’est simple, c’est le gameplay qui prime. Sur System Shock 2, par exemple, nous avons liés les gameplay pour qu’ils puissent se répondre l’un l’autre, l’histoire et l’univers sont arrivés après, même si nous pouvions nous reposer sur celui qui avait été créé pour le premier System Shock. Dans SS2, on incarne un soldat qui doit mettre fin aux agissements de SHODAN. Une sorte de relecture d’Apocalypse Now/Le cœur des ténèbres, avec ce voyage, ces personnages trahis, ces commanditaires. On a repris la même formule dans BioShock, où le joueur, qui apprend qu’il est un assassin à la fin, doit éliminer cet individu qui a été corrompu par le monde qu’il a créé. Apocalypse Now encore. Dans System Shock 2, comme dans BioShock, nous avons modifié plusieurs fois le scénario, son déroulement, ou l’univers, mais jamais le game design, qui était établi dès le début. Aujourd’hui, sur BioShock Infinite, le développement est beaucoup plus fluide, nous savons où nous allons. Notre problème, avec BioShock Infinite, c’est plutôt de savoir quoi montrer, sans trop en dévoiler. Je préfère travailler de cette façon, c’est plus agréable pour tout le monde.

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En plus de son univers, BioShock est connu pour l’intégration d’éléments philosophiques, de l’objectivisme d’Ayn Rand. Le jeu aurait-il été différent sans ?

Oui, il aurait été différent sans certains de ses thèmes majeurs. Sans la Force, Star Wars n’est pas Star Wars, Skywalker ne pourrait devenir un Jedi… Ce qui est intéressant, c’est quand vous vous inspirez de la réalité pour l’exagérer, que vous la pliez pour raconter quelque chose, une sorte de réalité virtuelle. Quand on regarde nos jeux, on voit surtout des mondes fantastiques, oui, mais qui paraissent réalistes parce que nous passons beaucoup de temps sur les détails, nous imaginons comment les gens vivent dans notre univers, les publicités qui y sont diffusés… C’est comme ça que l’on rend crédible un univers.

Ayn Rand est-elle importante aux Etat-Unis ? 

Oui, clairement. Durant les deux dernières années, il y a eu un débat politique sur la place publique a propos du socialisme. Le problème, c’est que beaucoup de gens ne comprennent pas ces concepts, ces idées. Ayn Rand est née en Russie, elle a vu sa famille détruite par le socialisme, enfin, par sa version stalinienne. Sa haine du communisme est donc compréhensible. Puis elle a été naturalisée américaine lorsqu’elle est venue travailler à Hollywood. Après la grande dépression aux Etats-Unis, après 1929, beaucoup d’intellectuels américains ont pris un virage à gauche, et donc son premier roman, Nous, les vivants, n’a pas vraiment été accueilli comme elle l’espérait. Aujourd’hui, si vous demandez à des passants qui est Ayn Rand, les gens ne vous répondront pas, mais elle a clairement influencé une grande partie de l’opinion américaine, jusqu’à leur perception primitive du socialisme. Et ce, même si, ici, nous n’avons jamais expérimenté ce système.

Sur les forums objectivistes, certains voient en BioShock une propagande pour leur mode de pensée, alors que d’autres le perçoivent comme une critique virulente…

C’est toute l’idée, nous ne faisons ni critique, ni propagande ! Ce ne serait pas amusant. Notre travail consiste à poser des questions. Que se serait-il passé si Andrew Ryan avait vraiment existé ? Nous voulions prendre les idées de Ayn Rand, les intégrer à la réalité, et voir quelles en seraient les conséquences, bonnes ou mauvaises. Dans ses livres, Ayn Rand construit des mondes qui s’architecturent autour de ses idées, les supportent. J’ai beau apprécier certains de ses écrits, elle faisait un grand usage de la propagande pour transmettre ses idées. BioShock constitue une ré-examination de l’objectivisme.

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Pour certains critiques, l’utilisation, dans BioShock, de journaux audio est une facilité narrative…

Il y a plusieurs raisons à l’existence de ces journaux audio. D’abord, s’il avait fallu créer autant de cinématiques, que de cut-scenes, tout notre budget y serait passé. Ensuite, plus théoriquement parlant, les vidéos sont faîtes pour être regardées, les jeux pour être joués. De même, et c’est une leçon que nous avons tirée de System Shock 2, les journaux audio permettent une immersion autrement plus profonde, qui ne coupe à aucun moment la dynamique du jeu. Mieux, grâce à ces derniers, vous êtes réellement connectés aux personnages, à leur intimité, vous êtes dans leur esprit, dans leur vie. C’est quelque chose qui serait impossible à obtenir si vous deviez discuter avec un personnage fait de textures, avec une représentation plus ou moins bien modélisée. Pour moi, en tant que scénariste, cette technique ajoute des couches narratives, créé de la crédibilité, et puis ça nous a aidé à multiplier, très simplement, les détails sur Rapture en fin de développement. Il suffisait d’ajouter un journal, à des endroits bien choisis.

Pour réussir un BioShock, est-il important de se référer impérativement à l’Histoire ?

Nous aimons penser que nos jeux sont placés dans des contextes historiques précis. Nous essayons de capturer les thèmes, le zeigeist (NDLR : l’esprit du temps) de l’époque et d’utiliser ce qui est le plus intéressant. Pour BioShock Infinite, c’est l’Amérique qui émerge sur la scène mondiale pour la première fois dans son Histoire, cette révolution technologique qui se met en place. Là, en quelques années, il y a une transition entre une culture principalement agraire et les premiers signes d’une civilisation industrialisée : les premières voitures, les avions, la radio, l’électricité. En Europe, les monarchies s’écroulent, de nouveaux systèmes politiques apparaissent, les mouvements sociaux font entendre leur voix… Je suis comme un étudiant en Histoire, je trouve ça fascinant, attirant, excitant. Et le plus drôle, c’est qu’il s’agit d’une des périodes historiques les plus complexes, et que nous devons être parmi les premiers à travailler dessus, alors que la seconde guerre mondiale a été traitée par des centaines de jeux.

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Pourquoi avoir choisi l’exposition universelle de 1893 de Chicago, comme décor principal pour BioShock Infinite ?

Oui, Columbia été inspiré par cette exposition universelle. A ce sujet, un ouvrage m’a passionné, The Devil in the White City de Erik Larson, un roman historique qui narre la construction de cette exposition et les meurtres perpétrés par H.H. Homes, un des premiers serial killer… Ce qui est particulièrement marquant avec cette exposition, ce sont les frictions entre le XXème siècle émergeant et le XIXème, et ses idéologies, mourant. Le monde changeait, et il y avait tant d’optimisme, ici, en Amérique, alors que les cieux de première guerre mondiale se profilaient. Tout à l’heure, nous parlions de l’objectivisme, du fait que nous ne cherchions pas à le critiquer. Dans BioShock Infinite, nous ne disons pas si la technologie est bonne ou pas, si le nationalisme est bon ou pas. Nous posons simplement les questions. Et nous vous laissons répondre à notre place.

Certains personnages (Handyman) ou pouvoirs (corbeaux) de BioShock Infinite semblent inspirés par le Oz de Franck L. Baum…

Je pense que c’est naturel, parce que Franck L. Baum a visité cette exposition universelle. Sa vision est naturellement ancrée en nous. En fait, de nombreux américains s’y sont rendus à l’époque, elle a influencé beaucoup de monde, des écrivains, des peintres, des gens célèbres. Cette exposition a eu un véritable impact sur le peuple américain. Pour répondre à votre question, non, Oz et L. Baum ne nous ont pas plus inspiré que cela. Nous avons privilégié les sources de première main sur la construction des pavillons de la foire, de son système de rails, plutôt que ce qu’en ont tiré ces artistes.

Peut-on dire que BioShock vise à retranscrire une Histoire idéologique du XXème siècle ?

Jusqu’ici, oui, on pourrait dire cela. J’aime bien cette idée de thématique macro, qui englobe tous les jeux d’une série. Mais, à mon sens, ce sont plus les éléments de gameplay qui sont thématiquement liés dans les BioShock. Le joueur se retrouve dans des lieux fantastiques, inspirés par l’Histoire, où il est possible d’interagir avec des outils très spécifiques. Je ne sais pas si nous ferons un autre BioShock par la suite, mais, si c’est le cas, on réunira sans doute une nouvelle fois ces deux éléments : lieu et pouvoirs.

Votre site est très différent de ce que l’on a l’habitude de voir…

A l’origine, internet était endroit où les gens se promenaient pour apprendre des choses, récupérer des informations ou communiquer avec d’autres passionnés. C’est ce que nous faisons. Notre but n’est pas de vous vendre quelque chose, mais d’échanger avec les gens qui aiment notre travail. Il y a des podcasts, des interviews (NLDR : dont une de Cliff Blezinsky récemment)… Nous voulons dialoguer avec nos fans, pas seulement leur vendre des produits !

(entretien paru dans Joypad 215)

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