Success story britannique des nineties, Eidos aura vécu un début de millénaire moins glorieux, peut-être trop focalisé sur son égérie de Lara. Et pourtant des jeux, du culte, il y en a eu, et il y en a encore : du charismatique Raziel, du nanotechnologique Deus Ex, voire du stoïque Hitman… Des icônes gamer comme seuls certains savent encore en créer. Mais l’entreprise a connu des hauts et des bas. D’où tentatives de rachats, d’abord par Elevation Partners (dont le chanteur de U2, Bono, fait partie) en 2005, puis par SCi en 2006, et enfin aujourd’hui par Square Enix, le géant du RPG japonais. Une bonne raison pour revenir sur le passé, le présent et le futur d’une véritable usine à rêves, à idées (« Eidos » vient de la théorie des formes de Platon) avec Patrick Melchior, Directeur Général Europe.
(paru dans Joypad 196)
A l’origine d’Eidos, deux éditeurs anglais, Domark (Lords of Midnight, Total Eclipse) et U.S. Gold, ce dernier étant bien connu pour ses adaptations de jeux de Capcom comme Strider ou Forgotten Worlds sur ordinateurs 8 bits et 16/32 bits. Et puis, « Dans l’escarcelle d’U.S. Gold, il y avait le studio Core Design (Rick Dangerous) qui préparait un jeu, avec une héroïne, et qui allait s’appeler Tomb Raider. » commence Patrick Melchior. « Evidemment, on ne savait pas que Lara allait devenir culte, se transformer en icône du jeu vidéo. D’ailleurs on a bien souvent penser à la transformer en personnage masculin. Le développement de Eidos et celui de Tomb Raider ont cheminé parallèlement. » Et, dès sa sortie en 1996, Tomb Raider squatte les charts. « Tomb Raider a été la bénédiction qui a permis à Eidos de se faire un nom, d’émerger. Le succès a été tellement rapide que le management a eu du mal à gérer cette croissance forte sur les premières années. Ce qui a aussi causé les « déboires » que la société a connus par la suite, l’effet en dents de scie au niveau du groupe, en terme de croissance et de décroissance des résultats. » Et, quand une héroïne dépasse largement son cadre original, la machine s’emballe… « Eidos a connu plusieurs managements, qui ont chacun exercé leur stratégie concernant Tomb Raider et Lara Croft. A un moment, il y a eu le choix de faire un jeu quasi annuellement. Ce qui a été intéressant pendant un temps, puis a lassé les joueurs. En parallèle, on a intéressé d’autres industries. Le cinéma par exemple. Devenue une icône, elle nous a permis de tirer des gains publicitaires, elle a fait la promotion d’automobiles, de stylos, de nombreux produits sur lesquels on a pris des positions. Et on a dû refuser énormément, énormément de demandes, diverses et variées, parfois incongrues. On a aussi fait des descentes de police pour des utilisations frauduleuses de l’image de Lara Croft, sur des sites pornos, dans des Cd-rom à vocation pornographiques…On a eu le droit à plein de choses. » On imagine aisément.
Problème. A connaître des débuts aussi fulgurants, à imposer des le début un personnage fort, qu’arrive-t-il aux créations suivantes ? « Je ne pense pas que Tomb Raider ait fait de l’ombre aux autres jeux d’Eidos. Au contraire… C’est comme dans le cinéma, on a besoin d’avoir des blockbusters qui permettent de dégager suffisamment de résultats pour pouvoir investir sur d’autres projets. Tomb Raider est la cause première qui a permis à Eidos de créer toutes ses licences. » Des licences qui sont autant de points de repère dans l’Histoire du jeu vidéo. « Oui, une chose sur laquelle Eidos a été assez bon, je pense, c’est la création de propriétés intellectuelles dans le jeu vidéo. Entre Tomb Raider, L’entraîneur, Deus Ex, Thief, Kane & Lynch, Hitman, Legacy of Kain, on a créé des licences qui ont marqué le jeu vidéo. Et si certaines ne sont plus sur le marché, elles gardent une aura au niveau des joueurs, de la presse spécialisée. Ce qui est le plus difficile à faire, c’est qu’elle perdure dans le temps. » Et, peut-être à communiquer sur elles auprès du grand public…
Si on peut critiquer Eidos sur certains choix, certaines stratégies, impossible de lui reprocher une casualisation de ses produits, un rapprochement trop évident du grand public. A croire qu’intentionnellement ou non, l’éditeur a suivi l’évolution des joueurs, leur vieillissement tout en continuant à prodiguer des produits spécifiquement pensés pour eux. « On fait des jeux pour des publics adultes, pour des joueurs matures. On a malgré tout des jeux grand public, comme Tomb Raider qui s’adresse à tous, beaucoup plus qu’un Hitman ou qu’un Kane & Lynch. On fait des jeux pour joueurs, par pour le grand public, même si la barrière entre les deux publics est plus ténue aujourd’hui qu’autrefois. » Ce qui a, dans les dernières années, poussé l’éditeur à proposer quelques franchises ou jeux destinés avant tout à un public féminin et jeune. « Le dernier Tomb Raider est sorti sur DS et sur Wii. Et marche très bien sur Wii. Mais nos projets pour les deux années à venir seront orientés « joueurs », avec des versions sur PS3 et Xbox 360 principalement, et un peu de Wii. On a mis de côté le jeu casual pour se focaliser sur nos propres studios et sur ce qu’ils savent faire. » Du pain béni pour les gamers !
Contrairement à d’autres éditeurs, Eidos laisse parler la créativité des studios qui travaille avec eux, tout en gérant au plus près les investissements. « C’est une alchimie qui vient de part et d’autre. Il y a un « process » qui existe entre une partie du management d’Eidos, dont des gens du territoire, et les studios. Tous les trimestres, on organise une réunion de Green Light (feu vert) où l’on valide les concepts et les différentes étapes d’évolution d’un jeu, jusqu’à validation finale avant la sortie. C’est une recette interne qu’on a essayé de construire et d’appliquer ces derniers temps pour optimiser les investissements sur nos produits, considérant que les investissements sont de plus en plus lourds et qu’on peut en arriver à des dérives si l’on ne les contrôle pas. Si on se trompe, le marché n’a pas de pitié, et l’on voit des produits qui sortent, sont lancés à grand renfort d’investissement marketing, dont les ventes ne suivent pas. Il faut être prudent. »
Et pour réussir à contrôler au mieux les sommes investies, à ne pas dépasser les budgets consentis, Eidos veille à une véritable collaboration entre les développeurs. « Les studios sont séparés géographiquement (NDLR : Suède, Angleterre, San Francisco). Pour autant, ils sont extrêmement complémentaires et proches les uns des autres. Et surtout on a des personnes, un responsable technologique et un responsable créatif, qui tournent entre ces studios interne et externes (Avalanche et RockSteady), qui permettent le partage d’assets, de technologie… On essaye de gérer, de trouver des synergies pour assurer une qualité optimum à des coûts intéressants. » Mais, la plus grande surprise venant d’Eidos a été la création, il y a maintenant deux ans, d’un studio à Montréal, alors que le groupe s’était plutôt spécialisé dans le rachat de développeurs, dans leur intégration. « Oui, c’était nouveau pour nous il y a deux ans. Mais il y avait une légitimité réelle pour s’intéresser à Montréal pour des raisons évidentes. On n’était pas les premiers à y aller, d’où un réservoir de talents sur place. On a eu la chance de tomber sur une équipe qui a pu monter rapidement le studio. »
Question actuelle. La crise affecte-t-elle les ventes ? Si, pour le moment, l’industrie du jeu vidéo encaisse plutôt bien, malgré quelques fermetures de studio et des cotations en baisse, Eidos a, semble-t-il, les épaules assez solides pour tenir. « Une des difficultés aujourd’hui, c’est d’anticiper. Il y a peu, on pouvait prévoir les croissances de marché et y appliquer un business plan. Aujourd’hui, on ne sait pas combien de temps cette crise va durer, quel sera son véritable impact sur notre industrie. On en a vu les prémisses à noël 2008 avec quelques tendances en baisse sur certains formats. Je pense que, oui, il y a aura un impact sur notre industrie, mais sera-t-il plus prononcé sur les gamer ou sur les casual ? On sait que les gamers peuvent faire des sacrifices pour se procurer un jeu… Mais est-ce que ça va pousser l’occasion, le piratage ? Se projeter dans un avenir proche est difficile. » Pourtant, le Directeur Général d’Eidos Europe reste foncièrement optimiste. « Moi, je pense qu’on gardera une croissance, faible, oui, mais bien présente.»
Depuis plusieurs années, le spécialiste de l’action-aventure à la troisième personne attire. Parfois même les plus petits… Si la tentative de Eleven Partners n’a pas aboutie, celle de SCi, plus concluante, a redonné dynamisme à l’entreprise. « Eidos est un éditeur de taille moyenne, voire petit par rapport à d’autres. Ce qui est amusant, c’est qu’on distribuait SCi depuis2002, on était très proche donc. On n’a pas été vraiment surpris. Le fait qu’ils connaissaient bien Eidos de l’intérieur les a probablement conforté dans le choix de nous acheter. Il y a un an, on a abandonné le label SCI pour Eidos plus connu. Eidos, c’est un nom plus sexy, et directement associé à Tomb Raider et à nos marques. Même si aujourd’hui, peu de gens regardent quel éditeur sort quel jeu… Mais on n’a pas fait d’étude sur le niveau d’attachement du joueur à l’éditeur. »
Vient alors le sujet phare alors que, le matin même de cette interview, les actionnaires ont voté oui à plus de 85% à la proposition de rachat par Square Enix. « Je serais ravi de vous livrer mes projections, mais, comme tout est possible, je ne le ferais pas. D’abord, le rachat n’est pas terminé à cette date. (NDLR : il ne le sera pas non plus à la sortie de ce numéro de Joypad) Entre maintenant et la finalité du rachat, un autre acquéreur peut se présenter. Ensuite, c’est Square Enix qui décidera de la marche à suivre, et pas nous. » Pour autant, impossible de ne pas songer ce que deviendrait Eidos dans le cas d’une rachat effectif. Si Eidos maîtrise l’action-aventure, Square Enix, spécialiste du RPG, pourrait voir dans l’éditeur anglais une véritable complémentarité, de même, qu’un point d’appui pour une future croissance, pour une pleine ouverture sur l’occident. Une constatation sur laquelle abonde Patrick Melchior. « J’imagine que Square Enix n’achète pas Eidos parce que c’est dans l’air du temps. J’imagine qu’ils ont une stratégie, avec une réelle réflexion de croissance externe par le management de Square. Ca devait avoir un sens. Si l’on regarde les données des différents marchés, le japonais accuse un recul, même s’il part de très loin. Les japonais restent le peuple le plus joueur. Dans ce genre de choses, il vaut mieux être complémentaires et que chaque partie amène quelque chose dans la corbeille. » D’une façon ou d’une autre (Square Enix Eidos ? SEE ?), Eidos devrait survivre à ce rachat, avec ces spécificités et son savoir faire. D’ailleurs, Patrick Melchior avoue son optimisme pour les années à venir. « On a la chance d’être dans une industrie passionnante, qui bouge, sur un pan de divertissement qui a beaucoup évolué ces dernières années. Je suis extrêmement optimiste quant à l’avenir : le online, toutes les possibilités de toucher le consommateur, de lui permette de mieux consommer, de nouvelles manières de payer…
Je pense que toutes les entreprises du marché sont en marche vers ces évolutions-là. Il y aura de belles opportunités à saisir…» Et Eidos de s’inscrire dans ce futur ? « Oui, je l’espère, bien sur ! »
>>>>>encadré 1
Les futures sorties
« Avoir des personnages, est-ce que ça aide à noël ? Probablement, oui, ça permet aux consommateurs d’identifier les produits. De plus, l’action-aventure segment qui est simple en terme de parts de marché, mais qui est petit, alors que les développements sont lourds. Les risques sont énormes pour le développeur et l’éditeur. Batman : Arkham Asylum, le jeu sera peut-être plus fort que ce qui a déjà été fait sur console. Et il y a le challenge, comme Mini Ninja. Maintenant c’est aux équipes marketing d’être suffisamment créatives pour imposer la marque, d’autant qu’on ne peut pas toujours investir en télé. Mais on est confiant, pour ce volet, et pour les suivants. C’est un jeu qui change des productions Io usuelles. La cible est différente, c’est très rafraîchissant de les voir évoluer. »
>>>>>Encadré 2
Relancer des licences
Alors que Deus Ex 3 a déjà été annoncé, que des rumeurs font état d’un nouveau Thief, peut-on espérer voir d’autres franchises réapparaître ? « Si certaines licences n’existent plus, c’est qu’elles n’ont pas donné pleinement satisfaction lors de leurs sorties. Certaines sont dormantes, peuvent réapparaître un jour, d’autres sont tout simplement mortes, abandonnées. Après on peut se demander « Vaut-il mieux créer de nouvelles propriétés intellectuelles ou relancer une licence pré-existante ? » comme on le fait avec Deus Ex. C’est une vraie question, qu’on passe beaucoup de temps aujourd’hui à se poser. On a droit à l’erreur, mais l’erreur coûte cher. Dès qu’il y a une base existante de passionnés, comme pour Deus Ex, on part déjà sur un socle intéressant. Et, de là, on peut élargir. Pour lancer un jeu de sport, il suffit de s’appuyer sur les amateurs de cette discipline, pareil pour les films. Mais pour des propriétés intellectuelles originales, qui ne s’inspirent de rien, ça demande des investissements plus importants en marketing. » Faut-il parler de politique éditoriale alors ? « Oui, c’est une politique éditoriale chez nous, mais chez d’autres aussi. Donc ne soyez pas étonnés de voir des produits dormants réapparaître dans le futur… »