La méprise rôlistique

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(paru dans IG Magazine)

Le RPG tel que pratiqué depuis les années 70, sur ordinateurs et consoles, repose sur un malentendu, une incompréhension, une traduction incomplète. Pire, au fil des années et des jeux, cette méprise s’est propagée, puis s’est muée en norme, en genre.  Cette erreur, c’est, durant les années 70/80, de n’avoir retenu du jeu de rôle papier que sa filiation directe avec le wargame et le jeu de plateau, de n’avoir adapté que ses mécaniques simulationnistes, reléguant l’interprétation, le « rôle » au second plan. En lieu d’adaptation, il faudrait donc parler de traduction incomplète, d’interprétation très anglée du jeu de rôle. Depuis une vingtaine d’années, c’est cette erreur de fond structurelle que développeurs tentent de corriger, en s’inspirant à une autre source… Le livre dont vous êtes le héros, du jeu de rôle papier simpliste et simplifié. De quoi s’interroger sur le terme même de RPG, toujours très abusivement utilisé aujourd’hui.

On l’a vu, dans l’article précédent, de nombreuses mécaniques et éléments de gameplay dérivent du frottement constant entre l’univers du jeu vidéo et celui du jeu de plateau. Emergeant au milieu des années 70, Donjons & Dragons, le tout premier jeu de rôle papier commercial, embrase les universités américaines, les étudiants se passionnant pour ce mélange étonnant, jusqu’ici improbable, entre théâtre (l’interprétation, l’improvisation) et règles pour simuler le monde et les interactions de chaque joueur avec ce dernier. Enfin, le jeu de rôle, c’est aussi, et surtout, un jeu social. D’un côté, les joueurs, chacun dans un rôle, de l’autre, le maître de jeu qui, via descriptions et plans, pose l’ambiance, donne voix à chaque personnage non joueur. Evidemment, en 1975, tout cela est encore un peu flou, en construction. En digne héritière du jeu de plateau et des wargames (dont Chainmail aussi écrit Gary Gygax), la première version de Donjons & Dragons met donc en avant les règles, les déplacements de figurines, voire le grosbillisme (action d’optimiser au maximum son équipement, son personnage). L’interprétation, si elle est là, sous entendue par le terme même de « jeu de rôle », s’avère très souvent reléguée au second plan, comme annexe. Les premières « adaptations » officieuses, en 1975 (Dungeon de Don Daglow, dnd de Gary Whisenhunt and Ray Wood) suivent logiquement cette voie, ne mettant en scène que « l’avatar » du joueur, souvent en ASCII, qui nettoie, pièce après pièce, les nombreux étages de catacombes. Limitations techniques de l’époque obliges, ces premières traductions se contentent de gérer les caractéristiques du héros, jettent des dés en secret, font se mouvoir des adversaires aux comportements toujours belliqueux. Le roleplay, lui, attendra…

Akalabeth, un des premiers CRPGs (Computer Role Playing-Game) commercialisé, reprend cette structure basique, la même que les roguelikes ou qu’un Diablo encore à venir : un village, des artisans, un donjon. Et c’est tout. De l’épure. Mais, c’est en partant de cette base, que Richard Garriott va, à chaque volet de la série Ultima, intégrer de plus en plus de choix moraux, et donc du « rôle » dans les ces Role-Playing Game qui en manquaient cruellement. A partir d’Ultima IV : Quest of the Avatar (1985), les actions in-game du joueur ont un impact sur la continuité de l’aventure. Poursuivre des ennemis blessés et fuyants, ce n’est pas faire preuve de compassion, l’une des vertus recherchée par l’Avatar/joueur. Les volets suivant jouent la carte du changement de point de vue, notamment dans Ultima VI.  Mais Ultima, c’est un peu l’exception qui confirme la règle. De fait, les développeurs occidentaux des années 80, voire 90, développent une certaine idée du RPG où la volonté principale est de simuler le monde, les interactions entre une équipe et l’univers qui l’entoure : commerce, énigmes et combats. Tout cela, avec des statistiques mises en avant.

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En voulant reproduire le jeu de rôle papier, les développeurs des premiers CRPGs ont oublié de penser l’immersion, l’interprétation. Si bien qu’au lieu de contrôler un seul et unique personnage, le joueur a rapidement eu toute une équipe à sa disposition – obligatoire pour combattre cinq dragons à la fois !-, avec des possibilités de gestion tactiques bien plus importantes que dans n’importe quel jeu de rôle papier. Les adaptations officielles de Donjons et Dragons, chez SSI (Strategic Simulations Inc.), à partir de 1988 constituent l’un des points culminants de cette approche. Malgré leurs qualités propres – et quelques joyaux dans leur genre-, ces titres renvoient plus naturellement, et logiquement – c’est la spécialité du développeur-, à des mécanismes de jeu de stratégie qu’à de véritables jeux de rôle à proprement parler. D’ailleurs, pour éviter la confusion avec le jeu de rôle papier – nommé originellement RPG-, SSI estampille ses titres sous le terme CRPG (Computer Role-Playing Game) qui rend bien compte de la différence de fond entre ces deux types de jeux, et de leur format. Au Japon, le « RPG » n’est pas mieux loti puisque le jeu de rôle papier n’a jamais percé dans l’archipel et que l’ambassadeur du genre RPG, du moins sur console, Dragon Quest, s’inspire des premiers Wizardry, une série qui n’a jamais traité le roleplay comme il se doit. Et son évolution vers le cinéma en fait un type de jeux bien à part, terriblement hybride. Encore une fois, propagation de la méprise…

En occident, les créateurs profitent de cette orientation tactique pour intégrer des règles souvent lourdes qui ne manqueraient pas de ralentir l’action dans une session réelle, mais se révèlent facilement gérables par un ordinateur. Un jeu comme Knights of Legend (1989) permet d’équiper chaque partie du corps des membres de son équipe, ou d’infliger des dégâts localisés, une mécanique préexistante dans les jeux de rôle papiers (le français Légendes chez Descartes en 1985) De même, Darklands d’Arnold Hendrick (1992) est un RPG simulationniste pur – peut-être le plus complexe et réaliste jamais crée-, en monde ouvert. Avec la persistance de cette méprise, le glissement du terme s’opère en douceur. Dès le début des années 90, journalistes et joueurs parlent alors abusivement de RPG pour désigner ces traductions sur ordinateur, accolant un « pen & paper » (papier) à RPG (jeu de rôle). Triste.

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Avec l’évolution des technologies et des gameplays, on aurait pu croire (espérer ?) que certaines formes de cet héritage auraient disparu. Hé bien, non. Aujourd’hui encore, Baldur’s Gate et ses successeurs mécaniques (Kotor, Dragon Age, Of Orcs & Men), eux, n’oublient pas les années 80 et ce penchant micro-stratégique : il y a des tours en soubassements, cachés, là, dans les options, prêts à être révélés en appuyant simplement sur la touche espace, et puis toutes ces statistiques qui donnent l’impression de « maîtriser » chaque paramètre de son équipe. Notons qu’en parallèle de cette école tactique prédominante, certains développeurs ont proposé des interprétations vidéoludiques autres : et notamment Looking Glass avec Ultima Underworld, Thief ou System Shock. Première personne, rapport immédiat au monde – on prend, jette à la volée, se bat en temps réel-, le jeu de Doug Church et Paul Neurath apporte plus dans sa proposition que la plupart des CRPGs qui pullulent à l’époque, et se révèle aujourd’hui le principale inspirateur de la plupart des jeux du genre.

Reste que depuis Fallout, parce que sans doute conscients que l’héritage des premiers CRPGs ne rend pas du tout l’expérience des jeux de rôle papier – qui, à la même époque, se débarrassent de leurs dés, allègent leurs règles au maximum-, les développeurs intègrent de plus en plus de possibilités, de choix, et notamment dans les dialogues, portion jusqu’ici très limitée des RPGs. Et cela, en passant par une mécanique héritée de jeux de rôles simplistes : les livres dont vous êtes le héros. En pas en avant, pour deux pas en arrière.

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En 1975, deux passionnés de Donjons & Dragons, Ian Livingstone et Steve Jackson, décident de le distribuer en Angleterre. Rapidement, leur business, commencé dans une camionnette, prenant de l’ampleur, ils ouvrent le premier magasin Games Workshop, en 1977, et lancent White Dwarf (la bible des jeux de figurines, toujours en vente actuellement) dans la foulée. En 1980, ils sont approchés par Penguin Books pour développer un nouveau concept qui s’inspirerait des jeux de rôle papier, alors en pleine explosion, tout en les rendant abordables pour les plus jeunes. Le premier Fighting Fantasy (Défis Fantastiques) sort en 1981 : Le sorcier de la montagne de feu. Le succès est si large que Jackson et Livingstone sont obligés de produire des aventures à la chaîne. Les ordinateurs et consoles envahissant toutes les chambres et tous les salons, cette forme d’interactivité va peu à peu disparaître. Du moins, jusqu’au milieu des années 90. En effet, Fallout et quelques autres CRPGs (Planescape : Torment) remettent au goût du jour ces choix, via des dialogues plus fouillés et conséquences travaillées.

Aujourd’hui, les choix moraux sont devenus une norme, que ce soit dans un consoleux Heavy Rain, dans les CRPGs de BioWare/Obsidian, ou dans l’excellent, mais mécaniquement rigide, The Walking Dead. Mais ces décisions ne sont rien d’autre que des choix de chapitre de Livres dont vous êtes le héros appliqués aux dialogues et, finalement, aussi limités dans leur action. Dans Mass Effect/Dragon Age/Walking Dead/etc., on retrouve cette même mécanique de choix, là, souvent en bas de l’écran, en attente de l’action du joueur/suspension dans le temps, focus du moment comme ces décisions orientent la suite de l’aventure, sa progression même, ou les rapports du héros –et ça, c’est l’originalité par rapport aux LDVELH- avec son entourage. La seule vraie différence avec ces livres, c’est que ces décisions, les développeurs les introduisent et illustrent par une véritable mise en scène. Reste que ces choix, ces dialogues, bien qu’impliquant le joueur font encore de ces titres des tributaires d’une sorte de lignage désuet, mais jamais remis en cause. Pourtant, aujourd’hui, personne n’aurait l’idée de rejouer à L’œil de Set ou au Nécromancien, fleurons Ubisoftiens du LDVELH sur Amstrad CPC ! N’y a-t-il pas moyen alors, comme dans l’intéressant Spec Ops : The Line (ou Ultima IV en 1984) de proposer des choix en les inscrivant pleinement dans le gameplay principal, plutôt que de recourir à cette mécanique de suspension du temps, à cette dramatisation de l’instant, à ce tour par tour dialogué, champ/contre-champ ? Ne serait-il pas plus élégant, comme dans Soul Reaver, de rendre ces choix invisibles ? Dans ce dernier, Raziel croise des chasseurs de vampires humains. S’il les épargne, les survivants de la Citadelle humaine, se prosternent ensuite devant lui. Rien ne l’indique, ni ne le dit dans le jeu, ici, tout est question de jeu de rôle, de choix moraux invisibles. Ou alors, pourquoi ne pas faire comme NieR qui pastiche, parodie respectueusement, les codes du RPG – et de paquets d’autres genres-, en proposant une séquence façon Livre dont vous êtes le héros ?

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Allons plus loin, voire même à l’encontre des étiquettes/genres actuels. Ainsi, qu’on l’a démontré, les jeux vidéo qui ressemblent le plus à des jeux de rôle papier (et donc à l’inspiration première de ce que nous nommons RPG par défaut) ne sont pas que ces CRPGs boursouflés, tout de statistiques qui revivent actuellement via Kickstarter. Loin de là. Pour de vraies adaptations/transpositions des concepts directeurs du jeu de rôle, mieux vaut regarder du côté des descendants des jeux à la première ou troisième personne dérivant des mélanges RPG/FPS du début des années 90 ou de leurs descendants, bref, du côté des Elder Scrolls (Skyrim) ou des Fallout (actuels ou estampillé Black Isle), des Assassin’s Creed (on joue un assassin dans un monde vivant), des BioShock/System Shock (liberté de choisir sa façon d’agir), ou, et là on revient au CRPG tel qu’on le connaît, Alpha Protocol. Parce que, et on ne le répétera pas assez, dans un jeu de rôle papier, on n’interprète qu’un seul et unique personnage, son avatar. Le RPG ne devrait pas être du micro management d’équipe, mais de l’interaction pure, immédiate, joueur/décor/univers. Le RPG ne devrait pas être une question de mécaniques désuètes, puisque la machine peut les gérer à notre place. En fait, avec la puissance des consoles et PC actuels, peut-être serait-il temps, enfin, d’en finir avec cette traduction incorrecte du jeu de rôle papier, que les développeurs se mettent au travail pour qu’enfin on puisse jouer un rôle, interpréter. Etre au monde dans un univers virtuel. Et si, et si, on se débarrassait de ce terme abusif de RPG, qui, placé dans un contexte vidéoludique ne veut, en fait, plus rien dire ?

3 réflexions sur “La méprise rôlistique

  1. Très intéressant, merci pour cet article. Je n’ai pas le même sentiment de constat d’échec que toi à propos des CRPG. Mais c’est sans doute parce que je n’ai joué qu’une fois à un « pen and paper ». Je n’avais pas d’amis qui y jouaient ou que cela aurait intéressé. Bref.
    Un des problèmes pour le CRPG, c’est de gérer les interactions avec les personnages de manière crédible et suffisamment « libre » que pour pouvoir faire du RP. Ici, pas de « maître du jeu » pour rendre vivants les personnages, les faire réagir et répondre aux paroles du joueurs et à ses actes. Des astuces ont été trouvées (choix multiples de réponses du PJ avec morale accolée, temps limité pour répondre comme dans The Walking Dead, systèmes de réputation et de disposition du PNJ envers le PJ, etc., embranchements scénaristiques en fonction des choix du joueur, etc.). Cela reste figé, bien entendu. Néanmoins cela peut permettre de faire du Roleplay. Ce RP est juste différent du RP des jeux papier.
    Note que, si je peux me permettre, si les artifices décriés dans le CRPG ne se retrouvent pas dans le RPG, ce dernier n’en comporte-t-il pas d’autres ? Tous les NPC rencontrés sont joués par le maître du jeu, alors que dans les CRPG, il n’y a pas de limite à ce ne niveau, le budget est illimité. À ce titre, j’oserais une comparaison : le RPG se compare au théâtre (tu le notes dans ton article) tandis que le CRPG, au cinéma. Quand un jeu vidéo veut donner l’autonomie du joueur d’un RPG papier, cela peut donner les Elder Scrolls… oui tu peux aller où tu veux, faire ce que tu veux, mais ces interactions sont malheureusement souvent faibles, et les personnages non joueurs souvent pauvres, comme esquissés rapidement. A l’inverse, le plus rigide Witcher est bien plus solide au niveau RP (pour moi). Je préfère mille fois un dialogue avec Foltest qu’avec le roi-rebelle des Sombrages dans Skyrim. Le premier c’est du cinéma interactif, le second c’est du théâtre où je suis seul sur scène. Je préfère le premier choix, mais c’est personnel. Attention, j’aime les Elder Scrolls, mais leur côté RolePlay n’est pas des plus abouti. On retombe du côté simulationniste dont tu parlais très justement. Des stats, des monstres, des villages et des quêtes..
    Autre détail: dans la plupart des RPGs papier, il me semble qu’il y a quand même des lancers de dé. Le CRPG permet la transparence (plus ou moins) des mécaniques de combat.
    En définitive, je suis assez d’accord avec toi. Beaucoup de CRPG annoncé comme « RPGs » s’en éloignent énormément. Quand je pense à Fallout, Planescape Torment, The Walking dead (qui n’est pas un CRPG), The Witcher… je me dis que ce sont d’excellents jeux avec leurs propres qualités. Et puis le genre évolue encore.
    J’arrête là (j’ai déjà dit assez de conneries). Merci encore pour l’article.

    1. C’est très intéressant ce que tu dis ! Il y a un sujet que je n’aborde pas (ou pas beaucoup), celui du JRPG qui, lui, tend beaucoup plus en direction du cinéma, d’une narration linéaire. Certains devs occidentaux semblent s’en être inspirés vers le début des années 2000, comme BioWare (dont le modèle est déjà très spécifique, avec ses zones, sa gestion des coéquipiers, etc.) En fait, oui, on a un rôle play très différent, on va dire, contraint/limité, prévu, dans la plupart des CRPGs. Ce qui n’empêche pas un investissement personnel si on « plonge » dans les personnages, l’univers.
      Pour les jets de dés dans les pen & paper, oui, clairement, il y a des règles, des mécaniques, hérités du wargame (Chainmail, l’ancêtre de D&D). Mais elles n’ont pas (ou plus) valeur de loi stricte, dans le sens, où un maitre de jeu un peu inspiré « trichera » pour créer plus de suspens. Par exemple, laisser des personnages aux portes de la mort et les laisser se débrouiller avec ça, est plus intéressant (en termes de narration) que de les tuer. Mais ça, seule la pratique du jeu de rôle (et de la masterisation..;)) permet de s’en rendre compte.
      A l’origine, cet article était prévu comme un tout avec celui sur les jeux de plateau, j’ai dû le découper, le retravailler pour qu’il sorte chez IG Magazine.
      Enfin, pour the Witcher vs Skyrim, on a là deux visions du genre. Witcher est plus verbeux, dialogué, avec ses personnages mieux définis. Skyrim, lui, agit plus dans un rapport au monde physique, ainsi qu’à la découverte/révélation d’une carte, en héritier presque direct d’un Ultima Underworld.

      Voilà, c’est décousu, mais merci pour ton commentaire ! 😀

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